Plusieurs des définitions existantes du profilage racial, dont la plupart viennent des États-Unis, se rattachent surtout aux activités de maintien de l'ordre; or, dans son énoncé de mandat, la Commission ontarienne des droits de la personne donne un sens plus large à l'expression « profilage racial », de façon à y englober toute action prise pour des raisons de sûreté, de sécurité ou de protection du public qui repose sur des stéréotypes fondés sur la race, la couleur, l'ethnie, la religion, le lieu d'origine ou une combinaison de ces facteurs plutôt que sur un soupçon raisonnable, dans le but d'isoler une personne à des fins d'examen ou de traitement particulier. La Commission ajoute que l'âge et le sexe peuvent également avoir une incidence sur l'expérience du profilage racial.
Par ailleurs, la Commission s'empresse de souligner que le « profilage racial » se distingue du « profilage criminel », lequel ne prend pas pour base des stéréotypes, mais se fonde sur un comportement réel ou sur des renseignements relatifs à une présumée activité de la part d'une personne qui répond à un certain signalement. En d'autres termes, le profilage criminel diffère du profilage racial, puisque le premier découle de preuves objectives d'un comportement délictueux, tandis que le second se fonde sur des présomptions stéréotypées.
La Commission a adopté une définition très générale du profilage racial, et ce, pour plusieurs raisons. Tout d'abord, pour la Commission, le profilage racial est fondamentalement un état d'esprit, une mentalité. Le profilage consiste essentiellement à assimiler une personne à un stéréotype, en fonction d'idées préconçues sur son caractère. En ce sens, la pratique du profilage n'est pas restreinte à un groupe ou à une institution quelconque.
On peut décrire l'assimilation à un stéréotype (ou stéréotypage) comme étant un processus au moyen duquel on se sert de catégories sociales (p. ex. la race, l'ethnie, la religion, le lieu d'origine) pour l'acquisition, le traitement et la mémorisation de renseignements sur autrui.
Tant l'expérience pratique que la psychologie attestent que tous peuvent procéder par stéréotypes, même les personnes les mieux intentionnées et qui se croient dénuées de préjugés. En réalité, l'exploration honnête de chacune de nos présomptions et préférences pourrait mener nombre d'entre nous à constater que, à un moment ou à un autre, nous avons assimilé quelqu'un à un stéréotype. Nous avons recours à ce procédé parce qu'il nous permet de structurer et de simplifier des situations complexes, nous procurant par là une plus grande confiance en notre capacité de comprendre, prévoir et éventuellement maîtriser ces situations[2].Or, même si les catégories mentales sont absolument nécessaires pour schématiser et comprendre notre environnement foisonnant d'informations, les stéréotypes sont à écarter, car ils ne correspondent pas à la réalité[3]. Comme le stéréotypage peut être subtil et même inconscient, il passe souvent inaperçu chez la personne qui le pratique.
Même s'il peut être naturel pour l'être humain de recourir aux stéréoptypes, il n'empêche que le procédé est répréhensible. En fait, il devient source de problèmes lorsqu'une opinion stéréotypée mène au traitement préjudiciable d'autrui. C'est d'ailleurs ainsi que naît le profilage.
Le profilage peut se manifester dans tout un éventail de contextes mettant en jeu la sûreté, la sécurité et la protection du public. Voici quelques-uns des exemples de profilage qui ont été portés à notre connaissance au cours de l'enquête :
- un agent de police considère une personne comme plus susceptible d'avoir commis un délit parce qu'elle est afro-canadienne;
- le personnel d'une école traite le comportement d'un enfant d'origine latino-américaine comme une infraction à sa politique de tolérance zéro, alors que, chez un autre enfant, le même comportement pourrait être considéré comme une manifestation normale d'« exubérance enfantine »;
- dans un magasin, une agente de sécurité privée suit un client, parce qu'elle le croit plus susceptible de voler à l'étalage;
- à la suite des événements du 11 septembre, un employeur exige d'un employé musulman une autorisation de sécurité plus stricte;
- dans un bar, on refuse de servir les clients autochtones, parce qu'on les croit portés à s'enivrer et à devenir violents;
- un employé du système de justice pénale refuse la mise en liberté sous caution à une Latino-Américaine, croyant que les gens originaires de son pays sont violents;
- une propriétaire demande à son locataire, un étudiant chinois, de vider les lieux, sous prétexte qu'il l'expose au risque de contracter le SRAS (syndrome respiratoire aigu sévère). Or, le locataire n'a aucunement eu de contacts avec des hôpitaux, installations ou pays associés à un risque élevé de SRAS.
Nul n'est à l'abri du profilage, mais ce sont les personnes « racialisées » qui sont principalement touchées. Les témoignages de profilage reçus par la Commission proviennent surtout de personnes qui se sont déclarées autochtones, afro-canadiennes, arabes, chinoises, originaires d'Amérique latine, d'Asie du Sud et d'Asie du Sud-Est, ou encore de confession musulmane. Un certain nombre de personnes s'étant dites de race blanche ont aussi participé à l'enquête et raconté avoir été témoins d'incidents de profilage ou avoir été victimes de ce procédé en raison de leurs liens avec une personne membre d'une de ces communautés.
En général, sans que ce soit toujours le cas, le profilage est le fait de personnes en position d'autorité. Ces personnes, qui pourraient, de par leurs fonctions, se livrer au profilage racial, doivent mettre un soin particulier à contrôler la véracité de leurs éventuels préjugés ou présomptions. Et les organisations doivent reconnaître que leurs membres, tout comme chacun d'entre nous, peuvent obéir à des stéréotypes, même en l'absence d'une politique institutionnelle qui permette, encourage ou même tolère le profilage. Le fait de discuter d'un problème de profilage au sein d'une organisation ne revient pas à dire que tous ses membres s'y livrent, que le profilage y est une politique déclarée, ni même que ceux qui s'y livrent le font de propos délibéré. Le profilage peut être voulu, mais il peut aussi se produire par inadvertance. En conséquence, un constat de profilage ne devrait pas nécessairement être interprété comme une accusation de racisme à l'égard de ceux qui s'y adonnent[4].
En fait, nombre de participants à l'enquête étaient conscients de la difficulté de la tâche incombant à ceux qui sont en position d'autorité, la police en particulier. Ils n'en ont pas moins souligné que le profilage racial peut survenir justement en raison des défis que présentent ces postes. De même, ils ont été nombreux à reconnaître que les membres d'une organisation peuvent, pour la plupart, accomplir leur travail de façon admirable, mais que d'autres, qui s'adonnent au stéréotypage, ont un impact important sur la collectivité et sur la perception qu'a celle-ci de l'organisation dans son ensemble.
[traduction][**]
« La police a une tâche bien ingrate... Nous avons tous un fond de stéréotypes et de réflexes instinctifs, auxquels nous nous laissons parfois aller. » (S. P.)
« Eh bien, je pense que les services policiers comprennent beaucoup de membres honnêtes et de bonne volonté, mais je pense qu'il y en a aussi qui ne le sont pas. Le préjugé est présent en chacun de nous, et si on est en position de force, on peut s'en servir. » (N. S.)
« Je ne crois pas que toutes les personnes qui font partie de cette organisation fassent appel au profilage racial ou à des jugements stéréotypés. Mais celles qui le font projettent une image négative de l'organisation au complet. » (R. G.)
« À mon avis, le profilage était le fait de deux personnes, et non de tout le service de police. En général, les policiers font leur travail de manière très compétente, dans des conditions souvent difficiles. » (L. R.)
« Je sais que la police est là pour nous aider et que les agents se font souvent traiter de manière insultante dans l'exercice de leurs fonctions - mais il faut se souvenir qu'ils demeurent des êtres humains, avec des idées et des opinions - On ne peut pas les mettre sur un piédestal et s'attendre à ce qu'ils réussissent toujours à faire abstraction des facteurs personnels dans leur vie professionnelle. » (M. N.)
« Les policiers ne devraient pas nous considérer comme tous pareils, et la population ne devrait pas juger les agents de police comme s'ils étaient tous pareils. » (N. W.)
Il est également important de relever que les préoccupations liées au profilage sont en rapport direct avec les notions de pouvoir et d'exercice discrétionnaire du pouvoir. Dans la société, les personnes qui occupent des postes assortis d'une large mesure de pouvoir discrétionnaire ont davantage l'occasion de s'adonner au profilage racial, et elles sont plus susceptibles d'être perçues comme se livrant à cette pratique dans l'exercice de ce pouvoir discrétionnaire. D'autre part, les personnes qui ont du pouvoir peuvent, consciemment ou inconsciemment, exercer ce pouvoir de façon différente lorsqu'elles ont affaire à des sujets racialisés. Parce qu'on a confié à ces personnes un certain pouvoir sur les autres membres de la société, il est particulièrement important qu'elles soient tenues de rendre des comptes lorsque des préoccupations généralisées s'expriment quant à la manière dont elles exercent ce pouvoir. C'est ce que reconnaissait récemment l'un des principaux responsables des forces de l'ordre de l'Ontario, lors de la 98e conférence annuelle de l'Association canadienne des chefs de police[5].
[**] Les propos figurant dans les encadrés sont tous cités en traduction.
[2] Commission de la fonction publique du Canada, « Les stéréotypes », monographie no 3 (octobre 1995); en ligne : Commission de la fonction publique du Canada, http://www.psc-cfp.gc.ca/publications/monogra/mono3_f.htm.
[3] J. A. Bargh et T. L. Chartrand, « The Unbearable Automaticity of Being » (juillet 1999), 54, American Psychologist, p. 462-479.
[4] On reconnaît que le profilage racial peut exister à un niveau inconscient, par exemple voir Cour d'appel de l'Ontario, R. v. Brown (2003), 64 O.R. (3d) 161 at 165 : [traduction] L'attitude qui sous-tend le profilage racial peut être consciente ou inconsciente - c'est-à-dire qu'il n'est pas nécessaire que l'agent de police en cause soit un raciste avoué. Sa conduite peut découler d'une opération inconsciente de stéréotypage racial.
[5] B. Powell, « Police chiefs told to help the helpless », The Toronto Star (26 août 2003). L'article cite comme suit les propos de Bill Currie, sous-commissaire de la Police provinciale de l'Ontario :
[traduction]
Nous ne servons pas équitablement les personnes marginalisées. [Le comité sur le maintien de l'ordre et les peuples autochtones de l'Association] a fait l'analyse de données statistiques, anecdotiques et d'enquêtes provenant de tous les coins du pays, et nous avons été forcés d'en venir à cette conclusion déplorable. ... Lorsqu'on a affaire à des gens marginalisés, on exerce son pouvoir de manière différente que lorsqu'on a affaire aux bien nantis et à ceux qui ont un rang dans la société.