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Accommodement et compromis : Pourquoi les questions de liberté de religion ne peuvent être résolues par la conciliation

Richard Moon est Professeur à la Faculté de droit de l’Université de Windsor. Il est l’auteur de The Constitutional Protection of Freedom of Expression (University of Toronto Press, 2000), éditeur de Law and Religious Pluralism in Canada (UBC Press, 2008) et un contributeur à Canadian Constitutional Law (4e éd) (Emond Montgomery Press, 2010). Sa recherche porte sur la liberté de religion et est financée par une bourse du Conseil de recherche sur les sciences humaines.

Résumé

Le juge en chef McLachlin a affirmé que bien que les “accommodements raisonnables” soient “l’analyse” appropriée dans les cas de liberté de religion/discrimination religieuse du secteur privé, ils ne sont pas appropriés pour les cas relatifs à la Charte dans lesquels la restriction sur la liberté religieuse est imposée par la loi. Je crois que le juge en chef a raison de dire qu’il existe d’importantes différences entre ces deux genres de restrictions sur les pratiques religieuses – secteur privé/Code des droits de la personne et législatif/Charte. J’affirmerai, toutefois, que son approche alternative, l’équilibre des intérêts sous la section 1 de la Charte, est soit inappropriée soit impraticable.

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Dans le cas Alberta c. Hutterian Brethren of Wilson Colony,[2] , le juge en chef McLachlin a déclaré que même si l’« accommodement raisonnable » peut s’avérer, le cas échéant, l’« analyse » appropriée dans les cas de liberté de religion/discrimination religieuse en vertu de codes de droits de la personne, son utilisation n’est pas appropriée dans les cas de liberté de religion sous la Charte[3], ou à tout le moins dans les cas de la Charte dans lesquels la restriction sur la liberté religieuse est imposée par la loi. Son rejet de « l'analyse d’accommodement raisonnable » dans les cas de la Charte a surpris beaucoup de gens. Je pense que le juge en chef a raison, cependant, il existe des différences importantes entre ces deux types de restrictions sur les pratiques religieuses - secteur privé/Code des droits de la personne et législatif/Charte.

Elle peut également avoir raison de dire que les « accommodements raisonnables » ne sont pas la meilleure façon de décrire l'approche des tribunaux à la justification de limites statutaires sur les pratiques religieuses, même si je suis enclin à penser que le terme est suffisamment ouvert qu'il peut encore être approprié dans ces cas. Je soutiendrai, cependant, que son approche alternative, c’est-à-dire l'équilibre des intérêts en vertu de l'article 1 de la Charte, est inappropriée ou impraticable.

La question des « accommodements religieux » (à savoir si l'État devrait être tenu de modifier la loi pour faire de la place aux pratiques religieuses) est compliquée pour des raisons qui se rapportent à la fois à la fonction du droit et à la nature de la religion. Les lois visent à promouvoir les intérêts publics - les droits et le bien-être des membres de la communauté - et sont rédigées en termes généraux. Et tandis que la religion est souvent concernée par ce qui pourrait être décrit comme des questions personnelles/spirituelles, elle aborde parfois des sujets de préoccupation civique. Les croyances religieuses ont parfois quelque chose à dire sur les droits et les intérêts d'autrui et sur la façon dont la société devrait être organisée.

Le conflit entre la religion et le droit peut être décrite comme indirecte (ou accessoire), lorsque la pratique religieuse entre en conflit avec les moyens choisis pour faire progresser la politique publique (la manière dont une politique est avancée) et non pas avec la politique elle-même.[4] Par exemple, le gouvernement peut avoir décidé d’un itinéraire particulier pour une nouvelle autoroute, seulement pour découvrir que l’itinéraire préconisé traverse une zone qui est sacrée pour un groupe autochtone.

Dans un tel cas, il peut être possible pour l’État de faire avancer son objectif d'une manière différente, par des moyens différents, de sorte qu'il n'interfère pas (du moins au même degré) avec la pratique ou l’espace religieux. Les législateurs auraient dû prendre en compte les intérêts et les circonstances des différents groupes religieux (et autres) de la communauté et conçu la loi de manière à éviter tout conflit inutile. En effet, on peut raisonnablement se questionner dans un tel cas, si l'état aurait adopté la même loi (adopté les mêmes moyens) si les pratiques religieuses d'un groupe politiquement plus influent auraient été touchées. Il est important de reconnaître, cependant, que même dans le cas de ce qui pourrait être décrit comme un conflit indirect entre la loi et la religion, l'adoption de différents moyens nuit souvent dans une certaine mesure à la capacité de la loi de faire avancer une politique particulière. Dans l'exemple donné, un itinéraire alternatif peut ajouter aux coûts de construction ou nuire à des conditions routières idéales.

Dans le cas d'un conflit indirect ou accessoire entre la loi et la pratique religieuse, les « accommodements raisonnables » sont une réponse appropriée (ou une façon appropriée de décrire la réponse), même si dans la pratique l'État peut être invité à faire très peu d’accommodements. L’analyse des« accommodements raisonnables » demande si la loi (la manière dont elle avance sa politique) peut être appliquée de sorte qu'elle n'interfère pas (dans la même mesure) avec la pratique religieuse, sans pour autant compromettre les fins publiques de la loi de manière significative. Lors de l'application de ce test, et de la détermination de l’accommodement ou non d’une pratique religieuse, il peut y avoir désaccord sur la mesure dans laquelle la politique du gouvernement devrait être compromise. Et je tiens à souligner ici simplement que les tribunaux n'ont pas été disposés à exiger de l'État de compromettre ses politiques de manière sérieuse.[5]

Parfois, cependant, le conflit entre les pratiques religieuses et les politiques publiques est plus direct, en ce sens que la loi est la poursuite d'une politique (d'une valeur publique) qui est directement en contradiction avec la pratique religieuse. Dans un tel cas, le conflit entre la loi et la pratique religieuse ne peut être évité ou réduit par l'État simplement en ajustant les moyens qu'il a choisis pour faire avancer son objectif public. Si les législateurs ont décidé, par exemple, que les châtiments corporels des enfants sont erronés et doivent être interdits ou que la discrimination fondée sur l'orientation sexuelle est erronée et doit être interdite, comment un tribunal doit-il décider si une exception à ces normes ou exigences doit être accordée à une personne religieuse qui croit que les châtiments corporels sont mandatés par Dieu ou que les relations de même sexe sont un péché et ne doivent pas être acceptées ? La question pour la cour dans le premier exemple n'est pas de savoir si la discipline physique est efficace ou si la valeur  ou l'utilité de la discipline physique l'emporte sur le mal physique et émotionnel des enfants. N'est pas non plus la question de savoir si les parents devraient avoir le droit de porter des jugements sur le bien-être de leurs enfants sans ingérence de l'État, qui, si résolue en faveur de l'autonomie parentale, se traduirait par l'annulation de l'interdiction, et non seulement la création d'une exception pour certains parents. En d'autres termes, le tribunal ne remet pas en cause la norme publique et ne détermine pas si la discipline physique est en fait parfois juste ou justifiée. Au lieu de cela, la question est de savoir si certains parents - les parents religieux - devraient être exemptés de l'interdiction autrement justifiée sur la discipline physique, parce qu'ils croient que Dieu les a mandatés pour discipliner leurs enfants d'une manière que la loi interdit. Le tribunal doit décider si l'espace devrait être accordé à une vision normative différente – un point de vue que le législateur a rejeté.

Dans un tel cas, alors, la tâche des tribunaux n'est pas de décider le bon équilibre ou la conciliation entre des intérêts ou des valeurs concurrents (en conformité avec le processus de justification ordinaire en vertu de l'article 1 de la Charte). Leur tâche consiste plutôt à déterminer si un individu ou un groupe religieux devraient être exemptés de la loi. Mais si, en tant que communauté démocratique, nous avons décidé qu'une activité particulière devrait être restreinte parce que qu’elle est considérée nuisible ou qu’une politique particulière devrait être prise en charge dans l'intérêt public, pourquoi la question doit-elle être réexaminée pour un individu ou un groupe qui est titulaire d'un point de vue différent pour des motifs religieux?

Du point de vue laïc/public une pratique religieuse particulière n'a aucune valeur intrinsèque, en effet, il est dit que le tribunal ne devrait pas prendre position sur sa vérité. La pratique est significative parce qu'elle est importante pour l'individu - parce qu'il/elle croit qu'elle est exigée par Dieu ou que ceci le/la rapprochera du divin. Toutefois, l'importance de la pratique religieuse de l'individu peut ne pas être suffisante pour justifier la création d'une dérogation à une norme démocratiquement mandatée. La volonté d'exempter une pratique religieuse peut également être fondée sur une prise de conscience des limites pratiques du pouvoir d'État. Plus particulièrement, l’accommodement peut être fondé sur une reconnaissance du fait que les décideurs politiques sont faillibles et qu’un certain respect devrait être accordé aux réponses traditionnelles ou évolutives des différentes communautés religieuses à des questions fondamentales morales. Il peut également reposer sur une préoccupation que si les adeptes religieux sont tenus d'agir d'une manière qui est contraire à ce qu'ils croient être juste ou nécessaire, ils deviendront aliénés de l'ordre politique et pourraient même recourir à la désobéissance civile. L’accommodement peut donc être destiné à prévenir la marginalisation des groupes religieux minoritaires et la possibilité d'un conflit social – des préoccupations que nous associons à l'égalité des droits.

La volonté d'un tribunal, dans un cas particulier, d'exempter une personne ou un groupe religieux d'une norme publique - pour traiter la pratique d’une individu/groupe en tant que partie de la sphère « privée » - peut dépendre de deux considérations connexes. La première est de savoir si la pratique a un impact sur les droits ou intérêts des autres dans la communauté, ou si elle est tout simplement personnelle à l’individu ou interne au groupe religieux. Il y a beaucoup de place pour le débat et le désaccord sur le caractère public/privé d'une pratique religieuse. Par exemple, tandis que l'éducation des enfants peut être considérée comme essentiellement la préoccupation des parents, il y a aussi un intérêt public dans la façon dont les enfants sont éduqués. En outre, la communauté peut avoir une certaine responsabilité envers les enfants afin de s'assurer qu'ils soient bien éduqués. Un autre exemple concerne la performance d'une cérémonie de mariage par une autorité religieuse, qui est généralement considérée comme une affaire privée, même si elle a des conséquences civiques ou morales. Le point ici est simplement qu'il n'y a pas de ligne claire entre les activités publiques/civiques et privées/personnelles.

La seconde considération (tout de même en lien avec la première) est de savoir si l'appartenance au groupe religieux est considérée comme volontaire. Les opérations internes d'un groupe seront exemptées de normes publiques (par exemple de règles anti-discrimination) que si les membres du groupe ont un droit réel ou la possibilité de quitter le groupe et ne sont pas considérés comme nécessitant une protection contre l’oppression intra-groupe. Dans ce court texte je ne peux faire plus que de reconnaître que le « caractère volontaire » de l'appartenance au groupe est une question complexe. L'identité d'un individu peut être liée d'une manière profonde à son groupe religieux, et ainsi quitter le groupe peut être difficile, même lorsqu’il y a peu de barrières matérielles. La sortie de l'individu de sa communauté religieuse peut être difficile pour la même raison que l'autonomie des collectivités est importante. La sortie est difficile précisément parce que la communauté religieuse joue un rôle central dans la vie du membre individuel et de son identité - car elle est la source de sens et de signification pour elle/lui.

La difficulté de déterminer le moment où une exemption devrait être accordée est joliment illustrée par le cas superficiellement simple d'une demande d'exemption d'une loi paternaliste. Une exemption religieuse peut être appropriée dans le cas des lois qui empêchent les individus paternalistes de s'engager dans des activités « à risque » qui sont requis par leur foi : par exemple, une exemption pour les hommes sikhs d'une loi qui exige que tout le monde porte un casque quand on conduit une motocyclette ou une bicyclette. Les lois paternalistes sont destinées à protéger les individus contre leurs propres mauvaises décisions. Un engagement à la liberté religieuse peut au moins limiter le pouvoir de l'État de traiter les pratiques religieuses « concernant les individus » comme imprudentes, - quelque chose contre quoi les individuels ont besoin d'être protégés. Pourtant, même dans le cas des lois apparemment paternalistes, les tribunaux ont hésité à reconnaître des exceptions - pour traiter la pratique comme une affaire privée.[6] La réticence à reconnaître une exception religieuse dans de tels cas, semble être fondée sur une prise de conscience qu'aucune loi n’est tout simplement paternaliste (une affaire privée) et que chaque fois qu'un individu est blessé, il y aura un impact sur les autres, y compris les amis et membres de la famille, les employeurs, les collègues de travail, et bien sûr la communauté en général, qui doit couvrir les frais médicaux de la personne lésée.

La question dans ces cas « d’accommodement religieux » est donc la ligne de démarcation entre la sphère politique (de l'action gouvernementale) et la sphère privée (de la pratique religieuse). Les tribunaux peuvent parfois tirer la ligne d'une manière qui exclut une pratique religieuse de l'application d'une loi autrement justifiée. De cette façon, ils peuvent créer un certaine espace « privé » pour la pratique religieuse, sans remettre directement en cause l'autorité de l'État à gouverner dans l'intérêt public et à établir des normes publiques. Ceci, bien sûr, dépendra de savoir si les tribunaux sont prêts à voir la pratique comme suffisamment privée - sans impact sur les droits et les intérêts d'autrui de réelle manière. L’accommodement, cependant, ne sera pas étendu à des croyances et des pratiques qui portent expressément sur les questions civiques (les droits ou le bien-être des autres dans la communauté) et sont directement en contradiction avec les politiques publiques démocratiquement adoptées. Quand les croyances religieuses abordent les questions civiques, elles seront considérées comme des jugements politiques qui peuvent être rejetés (et peut-être acceptés) dans le processus politique.

Bien que les tribunaux ne se livrent pas du tout à ce qui pourrait être décrit comme la « conciliation » d’intérêts concurrents publics et religieux (dans le cadre desquels les objectifs de l'État peuvent parfois être subordonnés à des revendications d'une communauté religieuse), ils ont parfois cherché à créer un espace pour les pratiques religieuses en marge de la loi. Tout d'abord, un accommodement peut parfois être accordé dans le cas d'une pratique religieuse qui entre en conflit indirect avec la loi. Dans un tel cas, le tribunal peut exiger de l'État qu’il fasse des compromis, de façon mineure, dans sa poursuite d'un objectif particulier pour faire place à la pratique religieuse. Deuxièmement, dans le cas d'un conflit plus direct entre une pratique religieuse et une norme publique, le tribunal demandera à l'état d'exempter (accommoder) un individu ou un groupe religieux de la loi seulement si cela n'aura pas d'impact réel sur les autres dans la communauté. Dans un tel cas, la pratique sera considérée comme privée et isolée de l'application de la loi.

Il n'y a pas de façon raisonnée pour les tribunaux de déterminer l’« équilibre » approprié entre des valeurs ou objectifs publics démocratiquement choisies et les croyances et pratiques spirituelles d'un individu ou de la communauté religieuse (un système normatif alternatif). Un jugement sur l'opportunité de créer un espace pour une pratique religieuse en marge de la loi doit être à la fois pragmatique et contingent. L'ambivalence des tribunaux sur les accommodements religieux découle, à mon avis, de la croyance dictant que lorsqu’ils examinent des revendications de droits, les tribunaux devraient tenter l’équilibre entre les valeurs. Une réponse pragmatique aux revendications de la politique juridique et la pratique religieuse ne cadre pas bien avec l'engagement de la cour de résoudre les problèmes d'une manière raisonnée, un engagement qui sous-tend la légitimité du contrôle judiciaire.


Notes

[1] Faculté de droit, Université de Windsor. Ce texte est une version modifiée d’une présentation donnée au Multi-Faith Centre, à l’Université de Toronto, janv. 2012.

[2] Alberta c. Hutterian Brethren of Wilson Colony, 2009 SCC 37. L'adoption d'une approche commune à des restrictions privées et publiques sur la liberté religieuse pourrait sembler suivre les liens conceptuels entre les Codes des droits de la personne et la Charte. L'interprétation initiale des droits à l'égalité garantis par la Charte (article 15) par les tribunaux s’est lourdement inspirée de jurisprudence sur la lutte contre la discrimination développée par les commissions et tribunaux des droits de la personne. Et la Cour suprême du Canada dans ses cas antérieurs de liberté de religion en vertu de la Charte a interprété la liberté non pas simplement comme une liberté de pratiquer sa religion, mais comme une forme de droit à l'égalité.

[3] Charte canadienne des droits et libertés, Partie 1 de la Loi constitutionnelle, 1982.

[4] Dans la discussion qui suit, j'ai établi une distinction entre les restrictions directes et indirectes sur la pratique religieuse. Je reconnais cependant que ces deux « catégories » sont parfois difficiles à distinguer et pourraient être plus précisément considérées comme faisant partie d'un continuum.

[5] Voir par exemple Multani c. Commission Scolaire Marguerite-Bourgeoys, [2006] 1 SCR 256, Amselem, note 2 et Wilson Colony, note 2.

[6] R. c. Badesha, 2008 ONCJ 94 ; 2011 ONCA 601.