4.1 Christianisme résiduel et (dés)avantages systémiques liés la foi
Les penseurs qui étudient le paysage canadien contemporain de la religion et de la croyance utilisent le terme « christianisme résiduel » pour mettre en lumière les différents héritages de l’ère du « Canada chrétien » (1841-1960) dans la vie publique canadienne[130]. Plus précisément, le terme attire l’attention sur la façon dont ces héritages continuent de structurer directement ou indirectement les institutions « laïques » canadiennes d’aujourd’hui. Bien que les penseurs qui utilisent ce terme portent généralement un regard critique sur les (dés)avantages systémiques liés à la foi qui peut résulter du christianisme résiduel[131], d’autres soutiennent que les choses sont comme elles se devraient. Selon eux, le Canada, une nation traditionnellement chrétienne, devrait continuer de privilégier le christianisme dans la vie publique, conformément à son identité et à ses traditions historiques (qui devraient faire l’objet d’un accommodement de la part des autres).
Parmi les exemples les plus manifestes du christianisme résiduel en Ontario figurent les deux jours fériés fixés en fonction des fêtes chrétiennes de Noël et de Pâques, et le financement public des écoles séparées de religion catholique romaine seulement[132]. Les penseurs ont mis en lumière de nombreux autres exemples symboliques[133] et institutionnels[134]. On en trouve un dans la Loi sur l’éducation de l’Ontario au paragraphe 264(1), Fonctions de l’enseignant, qui indique clairement à l’alinéa c) religion et morale qu’il incombe à l’enseignant, même temporaire :
[d]’inculquer, par les préceptes et l’exemple, le respect de la religion et les principes de la morale judéo-chrétienne et la plus haute considération pour la vérité, la justice, la loyauté, le patriotisme, l’humanité, la bienveillance, la sobriété, le zèle, la frugalité, la pureté, la modération et toutes les autres vertus[135].
L’article 19 du Code des droits de la personne de l’Ontario, qui maintient les droits des écoles séparées aux termes de la Loi constitutionnelle de 1867 et de la Loi sur l’éducation de 1990, stipule également : « La présente loi n’a pas pour effet de porter atteinte à l’application de la Loi sur l’éducation en ce qui concerne les fonctions des enseignants »[136].
Certains penseurs du milieu juridique soutiennent que les lois mêmes qui sont adoptées pour protéger la religion et la croyance, et définir ce qui en soi doit être protégé, sont le reflet des conceptions occidentales libérales modernes de la religion, et plus particulièrement les conceptions basées sur le christianisme protestant libéral traditionnel du Canada[137]. Parmi les aspects structurants de cette approche présumée dominante de la religion dans la jurisprudence et les lois canadiennes figure une préférence pour l’autonomie individuelle et l’expression privée (fondée sur les écrits) de la croyance au détriment des formes davantage publiques et collectives du culte, de la pratique religieuse et de l’identité. Selon de tels penseurs, plus les convictions et pratiques des personnes et communautés en matière de religion et de croyance cadrent avec cette norme, plus ces personnes et ces groupes sont susceptibles d’être reconnus sur le plan juridique et sociétal, et de faire l’objet d’accommodements[138].
Or, de telles normes ont été violées ou menacées, ou perçues comme ayant été violées ou menacées, dans le contexte de nombreuses controverses contemporaines relatives à la religion dans la sphère publique, par exemple les controverses mettant en scène des musulmans, juifs, sikhs et minorités chrétiennes marginales[139]. Les recherches menées dans le cadre de sondages d’opinion et d’autres enquêtes appuient l’assertion selon laquelle beaucoup de Canadiennes et de Canadiens sont davantage pour l’accommodement des convictions et pratiques religieuses reléguées à la sphère privée qu’ils ne le sont des modes d’expression de l’identité et de la foi qui ont un caractère public, collectif et visible contraire aux normes libérales protestantes et laïques[140]. Les mêmes recherches font également état d’une situation à deux poids deux mesures qui prévaut parfois et fait en sorte que l’expression de croyances religieuses en public est tolérable si ces croyances cadrent avec le passé chrétien dominant du pays, mais inacceptable lorsqu’elles proviennent de minorités religieuses[141].
De l’avis de certains penseurs, la législation ne protège pas équitablement les droits à la liberté de religion et à l’égalité des minorités religieuses dont les pratiques s’écartent considérablement de la norme libérale protestante dominante, en raison du conditionnement culturel à l’origine de la façon même dont cette législation conçoit et protège la religion et la croyance. Par exemple, certains d’entre eux ont fait remarquer que la spiritualité autochtone n’est souvent pas protégée aux termes des mesures législatives actuelles de protection de la liberté de religion. Cela se produit quand les tribunaux ne reconnaissent ou ne comprennent pas les modes autochtones d’expression de la spiritualité, dont beaucoup n’obéissent pas aux distinctions occidentales habituelles entre l’activité sacrée et profane, la pratique des rites et la vie quotidienne, et la spiritualité et l’écologie[142]. Il a également été démontré que les différences entre les définitions juridiques de la religion, d’une part, et la façon dont de nombreuses communautés de croyance minoritaires (dont, entre autres, les communautés musulmanes, juives, hindoues,[143] bouddhistes,[144] sikhes et chinoises[145] du Canada) ont toujours conçu (le cas échéant) et pratiquer leur religion, de l’autre, contribuent au manque de protection des libertés et droits à l’équité des minorités religieuses en matière de religion et de croyance[146]. Cette conception juridique et sociétale dominante de la religion peut également nuire aux chrétiens qui pratiquent leur foi de façons davantage publiques et collectives. La jurisprudence offre cependant de nombreux exemples de pratiques et de systèmes de croyances qui sont protégés au motif de la croyance aux termes du Code, même lorsque leurs adeptes ne considèrent pas qu’ils pratiquent une religion proprement dite[147].
Les lois et les politiques en place, qui tendent à privilégier les « religions » et pratiques religieuses reconnues, peuvent également créer des désavantages structurels pour les membres de mouvements et de communautés de croyance non religieuses, et entraîner leur traitement inéquitable. Voici des exemples de façons dont les lois actuelles peuvent avantager les organisations et groupes religieux par rapport aux organisations et groupes non religieux :
- exonération fiscale visant les terrains utilisés par des communautés confessionnelles à des fins religieuses et les frais de logement des ministres, prêtes et autres dirigeants religieux
- statut d’organisation de bienfaisance pour les organisations confessionnelles qui font des contributions aux églises, mosquées, synagogues et temples, accompagné d’une variété de déductions d’impôt[148].
Ces privilèges et protections ne s’étendent pas aux organisations et communautés qui se constituent autour de croyances non religieuses[149].
Les mouvements religieux récents[150] et « groupes parareligieux », qui sont tous deux en croissance[151], sont également vulnérables à la stigmatisation, à l’exclusion sociale, aux préjugés et à la discrimination, dans certains cas en raison des suppositions et stéréotypes hérités de notre passé chrétien[152]. La couverture médiatique de la récente proposition de financement d’un poste d’aumônier wiccan dans une prison fédérale, et le tollé médiatique qui s’en est suivi, est un bon exemple des stigmates auxquels se heurtent ces mouvements et groupes. Dans ce cas particulier, la réaction populaire a poussé le gouvernement fédéral à revoir sa proposition de financement, avant de mettre fin au financement de tous les aumôniers à temps partiel des établissements fédéraux. Bon nombre des communautés de croyance dont il est question ici ont un caractère hautement décentralisé et individualiste, et incluent des convictions et pratiques qui ne cadrent pas toujours parfaitement avec les modalités et définitions des protections juridiques établies en matière de religion, de croyance et de conscience (voir la section III pour en connaître davantage sur ces obstacles).
Les communautés constituées autour de croyances moins connues peuvent aussi se heurter au scepticisme et regard accru de la société au moment de revendiquer des droits de la personne en lien avec la croyance[153]. Cela peut être le résultat du peu d’importance accordée à leurs convictions en raison de leur apparence « étrange » ou d’une antipathie envers leur orientation non théiste (« les athées n’ont aucun principe ») au sein de ce qui demeure une culture publique chrétienne dominante et (sans conteste « post- ») théiste[154].
4.2 Laïcité fermée et (dés)avantages systémiques liés à la foi
Depuis la Seconde Guerre mondiale, la réaction historique dominante du Canada aux conflits soulevés au sein des différentes fois traditionnelles et entre elles a été de privilégier la laïcisation et de confiner la religion au domaine privé. Bien qu’il représente une évolution par rapport au système passé de privilèges religieux évidents et de discrimination à l’endroit des adeptes de traditions religieuses ou de croyances minoritaires, le processus continu de laïcisation du Canada n’est pas sans ses « exceptions ». Cette section examine plus attentivement certaines formes de discrimination et d’exclusion auxquelles peuvent se heurter, par inadvertance, certaines communautés confessionnelles quand la société adopte des modèles étroits (« rigides » ou « fermés ») de laïcité qui cherchent à écarter les voix, perspectives et pratiques religieuses de l’espace public, au motif de supposés principes de « neutralité », d’une manière pouvant avantager en fin de compte les personnes non croyantes. On y éclaircit également le sens du terme « laïque » et la façon de l’interpréter au Canada, ainsi que ses répercussions sur l’accommodement de la religion dans la sphère publique.
4.2.1 Historique, définition et objectifs de la laïcité
De nombreux penseurs et commentateurs ont fait référence au brouillard de confusion qui entoure souvent l’usage et l’interprétation du terme « laïque » dans le discours et le débat publics contemporains sur la religion dans l’espace public[155]. Au 14e siècle, les premiers utilisateurs du terme « laïque » y prêtaient uniquement le sens d’une attention portée aux questions de ce monde par opposition aux questions éternelles[156]. Le mouvement positiviste a plus tard adopté le terme, le transformant en une idéologie à part entière[157] qui cherchait à libérer la politique et la société de toutes ses conceptions religieuses en y substituant une nouvelle moralité basée sur la science et la raison, et axée exclusivement sur le bien-être de la personne dans la vie présente. Si certains éléments de cette idéologie plus vaste ont eu une influence tacite sur les usages politiques modernes du terme[158], les penseurs contemporains établissent néanmoins une différence entre la « laïcité » en tant qu’idéologie et la « laïcité » en tant que « mode de fonctionnement d’une société qui ne cherche pas dans une quelconque tradition religieuse la validation de son autorité politique »[159].
Selon certains penseurs, une grande part du débat public sur les exigences de la laïcité omet d’établir une distinction entre les objectifs sous-jacents (ou fin visée) de la laïcité et les mesures institutionnelles traditionnelles (ou moyens) adoptées pour les atteindre[160]. La plupart du temps, le sens du terme « laïcité » est simplement affirmé et présumé, plutôt qu’expliqué et examiné[161], d’une façon qui nuit à son analyse et à la reconnaissance de la pluralité des valeurs et options qui sont réellement en jeu.
Pour éviter de confondre la fin et les moyens, le philosophe politique canadien Charles Taylor (2010) soutien qu’il est utile et prudent de débuter toute discussion sur la réaction appropriée à la diversité (religieuse) par une clarification des objectifs fondamentaux (ou « produits ») de la laïcité et un engagement envers ceux-ci. Les objectifs fondamentaux de la laïcité incluent :
- Liberté – exercice de la non-contrainte en matière de religion et de croyance (« libre exercice » de la religion et de la conscience, y compris la liberté de n’avoir aucune croyance religieuse)
- Égalité – traitement équitable des personnes, quelle que soit leur religion ou croyance (sans qu’aucune perspective morale, religieuse ou antireligieuse, ne bénéficie d’un statut privilégié dans la vie publique)[162].
Il arrive que ces objectifs entrent en conflit les uns avec les autres. Selon les penseurs, le fait de concevoir la laïcité comme une « doctrine à valeurs multiples », dont certaines valeurs constitutives peuvent s’avérer contradictoires, signifie de reconnaître le besoin de continuellement concilier ces objectifs contradictoires, au cas par cas selon le contexte, sans faire appel à une règle ou à un principe abstrait et tout englobant (du genre à clore la discussion)[163]. La façon dont les sociétés choisissent de concilier et de pondérer chacun de ces objectifs déterminera le caractère particulier de leur modèle laïque, et la forme qu’il prendra[164].
4.2.2 Modèles de laïcité ouverts par opposition à fermés
Les modèles institutionnels laïques existants se situent généralement le long d’un continuum allant de modèles antireligieux, qui cherchent à occulter complètement la religion de la sphère publique, à des modèles libéraux et pluralistes, qui accordent une plus grande place à la religion dans la sphère publique[165]. Bien qu’ils maintiennent tous en général un certain engagement envers la « distance de principe » de l’État vis-à-vis une quelconque orientation morale ou un système de croyances, ces modèles peuvent être regroupés dans deux grandes catégories à des fins de comparaison : modèles de laïcité ouverts ou fermés (voir l’Annexe 31 pour obtenir un comparatif des modèles ouverts et fermés de laïcité)[166].
Tout au long de l’histoire, les modèles de laïcité ouverts ont généralement vu le jour en contexte de pluralisme religieux, pour composer avec celui-ci (comme c’est arrivé au Canada, en Inde et aux États-Unis). Ces modèles sont habituellement basés sur des théories politiques pluralistes libérales qui appuient la diversité en général, et accordent donc une place à la religion dans l’espace public, sous réserve du respect des principes de non-contrainte et d’équité en matière de traitement[167]. À l’opposé, les modèles de laïcité fermés voient généralement le jour dans des sociétés dominées par une Église puissante ou religion établie. Le modèle fermé, souvent désigné par le raccourci « laïcité »[168], est habituellement inspiré par des théories politiques républicaines[169] (« creuset ») qui cherchent à éliminer la religion de la sphère publique et à mobiliser les membres de la société politique autour d’une commune allégeance envers des idéaux et valeurs civiques (issus du Siècle des Lumières européen). L’Annexe 31 présente de façon plus détaillée les distinctions qui existent entre ces deux grands modèles opposés de laïcité.
4.2.3 Modèle canadien
Contrairement à ce que croit souvent le grand public, la Constitution canadienne en soi ne reconnaît pas la laïcité comme un principe juridique autonome, ou n’exige la séparation de l’Église et de l’État ou la neutralité religieuse de l’État[170]. Les lois qui mentionnent explicitement la laïcité sont rares[171]. Cependant, la plupart des gens s’accorderaient à dire que le consensus social, politique et juridique contemporain général ayant cours au Canada prévoit « la laïcité sans laïcisme »[172]. Ce consensus affirme l’importance de conserver une certaine « distance de principe » entre les institutions publiques et étatiques et une quelconque religion ou système de croyances, de façon à ne pas privilégier ou imposer une quelconque religion ou système de croyances. En même temps, ce consensus n’impose pas de « moralité laïque nouvelle » et n’oblige pas les croyants à faire abstraction de leur foi[173]. Les analystes des milieux juridiques et politiques s’entendent généralement pour dire que l’approche canadienne en matière de diversité religieuse, bien qu’elle puisse varier sur le plan régional et administratif[174], suit majoritairement le modèle de laïcité ouvert décrit plus tôt. Il est typiquement admis que cela se reflète dans la jurisprudence touchant la liberté de religion et l’égalité[175], et est conforme aux engagements stratégiques et juridiques du Canada en matière de diversité et de multiculturalisme[176].
Les termes « secular » et « laïque » ne figurent pas dans le Code des droits de la personne de l’Ontario ou les politiques de la CODP, mais ont été cités à quelques reprises dans des décisions de tribunaux supérieurs prises en application de la Charte. Les rares dictionnaires de droit canadiens de langue anglaise qui mentionnent le terme « secular » font tous singulièrement référence au jugement de 2002 de la Cour suprême du Canada dans Chamberlain c. Surrey School District[177], qui portait sur la British Columbia School Act et définissait l’acception juridique du terme en droit canadien (voir les définitions complètes fournies à l’Annexe 32). Les décisions de la Cour suprême du Canada et de la Cour d’appel de la Colombie-Britannique présentent toutes les deux une acception juridique inclusive des termes « secular » et « laïque », favorable aux modes d’expression de la religion dans la sphère publique[178]. Par exemple, le Dictionary of Canadian Law reprend cette position en affirmant que :
- le terme « strictly secular » est pluraliste ou inclusif dans leur sens le plus large[179]
- la religion est un aspect fondamental de la vie des gens dont on ne peut faire abstraction (consulter les définitions complètes à l’Annexe 32)[180].
Depuis la décision Chamberlain de 2002, les tribunaux ont largement abondé dans le même sens. En accord avec la première cause canadienne à faire jurisprudence en matière de liberté de religion aux termes de la Charte, R. c. Big M Drug Mart[181], ils ont reconnu le droit des personnes de croire ce qu’elles veulent, ainsi que « le droit de professer ouvertement des croyances religieuses sans crainte d’empêchement ou de représailles et […] de manifester ses croyances religieuses par leur mise en pratique, par leur enseignement et leur propagation, et par le culte », et ce, en public ou en privé[182]. Cette approche a récemment été affirmée de nouveau dans le cadre de la décision hautement médiatisée de la Cour suprême du Canada du 20 décembre 2012 dans R. c. N.S.[183], qui examinait le droit d’une femme musulmane de porter le niqab (voile recouvrant le visage en entier) au moment de témoigner dans le cadre d’une poursuite au criminel. S’exprimant au nom de la majorité, la juge en chef McLachlin a indiqué ce qui suit :
Une réponse laïque obligeant les témoins à laisser de côté leur religion à l’entrée de la salle d’audience est incompatible avec la jurisprudence et la tradition canadienne, et restreint la liberté de religion là où aucune limite n’est justifiable[184].
Dans une autre décision importante (2013), R.C. v. District School Board of Niagara [185], le TDPO a affirmé le droit à l’expression légitime de diverses idées et pratiques religieuses dans les écoles et institutions publics, pourvu que certaines exigences soient respectées[186].
4.2.4 Tensions et sujets de débat en matière de religion dans la sphère publique
Par conséquent, les penseurs du milieu juridique s’entendent généralement sur la texture « laïque ouverte » des politiques, lois et décisions jurisprudentielles canadiennes. La question des limites appropriées à imposer à la liberté de religion dans la sphère publique demeure toutefois matière à discussion.
4.2.4.1 Limites de la liberté de religion dans la sphère publique
La liberté de religion a pour principe de base que « la liberté de croyance est plus que la liberté d’agir sur la foi d’une croyance »[187]. Les limites imposées aux gestes que l’on peut poser au motif de ses croyances religieuses sont en partie dues à la reconnaissance du plus grand impact direct que peuvent éventuellement avoir ces gestes (comparativement aux croyances) sur les droits des autres.
Cependant, les avis sur les limites concrètes à imposer aux pratiques religieuses dans la sphère publique varient. Les opinions tendent à suivre un continuum allant de l’interdiction complète de la religion dans l’espace public (laïcité fermée) aux appels à son expression et à sa manifestation sans limites dans l’espace public. Aucune de ces positions n’est défendable dans le contexte juridique canadien, qui reconnaît l’existence d’un droit d’exprimer et de pratiquer sa religion en public, sous réserve de limites et de la conciliation nécessaire des droits contradictoires.
Les personnes qui revendiquent une plus grande restriction de la religion dans l’espace public ont tendance à privilégier le fait de s’entendre sur des valeurs civiques communes, telles que celles qui ont été établies dans la Charte canadienne des droits et libertés (p. ex. liberté, dignité, autonomie, sécurité, égalité, diversité, démocratie), et de leur céder la place[188]. De ce point de vue, la pratique de la religion dans la sphère publique peut être limitée quand elle va considérablement à l’encontre de ces valeurs civiques fondamentales[189]. Dans ce contexte, les croyants qui passent de la sphère privée à la sphère publique doivent se soumettre non seulement aux règles de leur religion, mais également aux règles et normes libérales de la sphère publique canadienne (du moins tant qu’ils demeurent dans la sphère publique). Tout ça nous mène à la question suivante : Quelles sont précisément ces « valeurs canadiennes » fondamentales qui sous-tendent et déterminent nos droits et libertés? Et dans quelle mesure ces valeurs sont-elles non négociables?
« Les laïcistes doivent accepter que la religion n’est pas quelque chose qu’on laisse à la porte de la sphère publique tout comme les acteurs des milieux religieux doivent accepter qu’une fois passée cette porte, les règles religieuses ne sont plus les seules à prévaloir. »
– Participant à l’atelier juridique de la CODP« Y a-t-il un moyen d’envisager les obligations à respecter au moment d’accéder à la sphère publique? Certains disent qu’il s’agit simplement d’articuler ses propres croyances et de les défendre. Selon d’autres, il incombe aux personnes accédant à la sphère publique de reconnaître les différends généralisés qui y règnent et de comprendre qu’elles n’ont pas seulement l’obligation d’articuler leurs croyances, mais également de voir la situation du point de vue d’autrui. »
– Participant à l’atelier juridique de la CODP
Par exemple, certaines personnes ont plaidé pour l’inclusion non négociable de l’égalité entre les sexes aux « valeurs canadiennes » devant l’emporter automatiquement sur les libertés religieuses dans la sphère publique[190]. Cependant, les décisions jurisprudentielles prises en application de la Charte laissent généralement entendre qu’aucun droit n’est absolu et qu’il n’existe aucune hiérarchie des droits[191]. L’idéal laïque de la neutralité de l’État est également parfois invoqué pour défendre l’établissement de restrictions maximales à la religion dans la vie publique (se reporter à la discussion ci-après).
Les personnes qui préfèrent une approche moins restrictive de la religion dans la sphère publique reconnaissent généralement le besoin d’en arriver tout au moins à un consensus minimal sur des valeurs civiques communes. Elles ont cependant tendance à privilégier l’inclusion de la diversité et de la liberté de religion, de conscience, d’expression et d’association au nombre des valeurs canadiennes fondamentales[192] ou à plaider pour l’atténuation du langage des valeurs civiques, au point de le vider de ses aspects non procéduraux, ou les deux[193]. Si, selon certains, seules les règles du droit criminel doivent servir à limiter l’expression de la religion dans l’espace public, d’autres sont d’avis que l’État devrait se garder le plus possible d’imposer une quelconque vision morale substantielle de ce qui est dans l’intérêt des citoyens[194]. D’autres encore s’interrogent sur les règles et valeurs de base de la société canadienne proprement dite, du point de vue de la religion[195].
Le Code des droits de la personne de l’Ontario reconnaît aux adeptes de religions/ croyances le droit à un traitement équitable, ce qui inclut l’obligation d’accommodement de leurs pratiques en matière de religion et de croyance dans les sphères publique et privée, dans les domaines sociaux couverts par le Code. Ce droit est conforme à l’objectif général du Code, qui consiste à créer une société ontarienne inclusive qui respecte la dignité et la valeur de toute la population ontarienne (dont les personnes de tous horizons religieux). La distinction entre les sphères publique et privée a peu d’importance aux termes du Code lorsqu’il s’agit de déterminer s’il existe une obligation d’accommodement de la religion ou de la croyance[196]. Le préjudice injustifié, le caractère raisonnable et de bonne foi des exigences et le besoin de concilier les droits liés à la croyance et les droits reconnus d’autrui constituent les seuls motifs de restriction de l’obligation d’accommodement[197]. Ici, la question de savoir si le droit ou l’obligation en jeu concerne la sphère publique ou privée est manifestement absente. D’ailleurs, le fait de ne pas tenir compte des besoins en matière d’observance religieuse dans les domaines sociaux protégés (services et installations, emploi, logement, contrats et association professionnelle), au sein de l’espace public ou privé, peut contrevenir au Code.
4.2.4.2 Limites de la neutralité
Les partisans de modèles de laïcité plus fermés plaident fréquemment pour l’interdiction complète des modes d’expression religieuse dans la vie publique dans le but de maintenir la « neutralité » des affaires publiques. L’argument selon lequel les services publics ou financés par les fonds publics devraient être libres de toute expression de la religion ou sensibilités religieuses pour conserver leur neutralité et caractère laïque constitue une illustration de cette perspective[198]. Cependant, certains observateurs soutiennent que l’idée de purger la sphère publique de la religion pour la rendre neutre et laïque omet de reconnaître que cette purge pourrait par inadvertance privilégier les perspectives agnostiques et athées dans l’arène publique et, par conséquent, mettre les croyants en position de désavantage clair « par rapport aux autres porteurs de points de vue exhaustifs »[199]. « [N]ous croyons tous en quelque chose, soutient Benson dans ce cas. La question n’est pas de savoir si nous croyons ou pas, mais en quoi nos croyons[200]. »
« [La] sphère publique est [parfois] qualifiée de "neutre" parce qu’elle a été vidée de ses formes étroites d’adhésion religieuse. Cependant, ce que l’on ne reconnaît pas (et dont on ne discute pas) est qu’il reste, lorsqu’on exclut les religions explicites des espaces publics complexes, les convictions implicites et vagues d’autres systèmes de croyances qui, n’étant pas alimentées par la religion, semblent obtenir un "laissez-passer" et un droit d’accès (et de financement) particulier aux systèmes publics. »[201]
– Iain Benson
Dans leur avis minoritaire accompagnant la décision historique de la Cour suprême du Canada dans Chamberlain, les juges Gonthier et Bastarache abondent dans le même sens, se disant en désaccord avec l’adéquation parfois effectuée entre les notions de « laïcité », de « non religieux » et de « neutre », comme le fait un précédent jugement annulé de J. Saunders[202]. Décrivant les problèmes associés à ce raisonnement, le juge Gonthier affirme :
À mon avis, le juge Saunders a commis une erreur en présumant que le terme « laïque » signifiait en réalité « non religieux ». Ce n’est pas le cas puisque rien dans la Charte, dans la théorie politique ou démocratique ou dans le pluralisme bien compris n’exige, lorsque des questions d’intérêt public sont en cause, que les positions morales fondées sur l’athéisme l’emportent sur les positions morales fondées sur des croyances religieuses. Je souligne que le préambule même de la Charte précise que « […] le Canada est fondé sur des principes qui reconnaissent la suprématie de Dieu et la primauté du droit ». Selon le raisonnement du juge Saunders, l’opinion morale qui traduit une croyance fondée sur une religion ne doit pas s’exprimer sur la place publique, alors qu’elle devient publiquement acceptable si elle n’est pas ainsi fondée. Le problème que pose une telle interprétation est que chacun a des « convictions » ou des « croyances », que celles-ci prennent leur source dans l’athéisme, l’agnosticisme ou la religion. Il est donc erroné de considérer que le terme « laïque » relève du domaine de la « non-croyance ». Cela étant, pourquoi alors les personnes ayant des convictions religieuses devraient-elles être pénalisées ou exclues? Ce faisant, on dénaturerait les principes du libéralisme d’une manière qui fragiliserait la notion de pluralisme. L’essentiel est que des personnes peuvent être en désaccord sur des questions importantes et qu’un tel désaccord, lorsqu’il ne met pas en péril la vie en société, doit pouvoir être accommodé au cœur du pluralisme moderne[203].
Au moment de mettre en lumière les répercussions inégales que peuvent souvent avoir les « concepts neutres » (dans ce cas-ci le terme « laïque ») sur les communautés en quête d’équité, telles que les reconnaît la jurisprudence relative aux droits de la personne, Bhabha établit une analogie avec le contexte des handicaps, rappelant qu’il est bien connu de nos jours que le « monde conceptualisé », plutôt que d’être neutre, privilégie les personnes non handicapées[204].
Bien que la Constitution ne l’établisse pas explicitement, la Cour suprême du Canada a déduit et affirmé à plusieurs reprises que l’État avait une obligation de neutralité religieuse conformément au paragraphe 2(a) et à l’article 15 de la Charte, qui protègent la liberté de religion et le droit à l’égalité de religion. Dans notre contexte juridique canadien, font cependant remarquer des penseurs du milieu juridique, où la neutralité et la laïcité n’ont pas le statut de principes constitutionnels autonomes, l’obligation de neutralité puise ses sources, dans le premier cas, dans les principes de l’égalité religieuse et de la liberté de religion[205]. Cela laisse entendre que l’obligation de neutralité de l’État est relative, ce qui a d’importantes implications. Il ne s’agit pas d’une fin en soi, mais d’un moyen d’atteindre l’objectif de promotion de l’égalité religieuse et de la liberté de religion. Plusieurs décisions judiciaires de tribunaux supérieurs appuient cette interprétation[206].
Selon ce point de vue, l’expression et l’accommodement de la religion dans la sphère publique ne peuvent être limités qu’en fonction des facteurs suivants :
- la nécessité d’assurer la liberté (non-contrainte en matière de religion et de convictions)
- la nécessité d’assurer l’égalité et de prévenir la discrimination – ne pas privilégier ou sanctionner une foi en particulier (religieuse ou non)
- les répercussions sur les droits contradictoires d’autrui et la nécessité de protéger la sécurité publique, l’ordre, la santé et les valeurs constitutionnelles fondamentales.
Selon cette perspective axée sur les droits de la personne, la religion fait partie intégrante et légitime de la vie publique et est une composante essentielle d’une sphère publique pleinement inclusive[207].
Comme preuve à l’appui de l’évolution vers une approche plus nuancée de l’idéal de la neutralité, les analystes du milieu juridique attirent aussi l’attention sur la décision (de 2002) de la Cour suprême dans S.L. c Commission scolaire des Chênes[208]. Dans l’affaire S.L., la majorité des juges ont reconnu que, « d’un point de vue philosophique, la neutralité absolue n’existe pas »[209]. Citant Richard Moon, cette décision reconnaît également « la difficulté que pose la mise en œuvre d’une politique législative qui serait considérée par tous comme étant neutre et respectueuse de leur liberté de religion » [210] :
Si la laïcisation ou l’agnosticisme constitue une position, une vision du monde ou une identité culturelle équivalente à une appartenance religieuse, ses adeptes pourraient se sentir exclus ou marginalisés au sein d’un État qui appuie les pratiques religieuses, même les moins confessionnelles. Par ailleurs, il est possible que les croyants interprètent le retrait intégral de toute religion de la sphère publique comme le rejet de leur vision du monde et l’affirmation d’une perspective laïque [...]
Ainsi, de manière ironique, alors que la religion se retire de plus en plus de la place publique au nom de la liberté et de l’égalité religieuses, la laïcité paraît moins neutre et plus partisane. Compte tenu de la croissance de l’agnosticisme et de l’athéisme, la neutralité religieuse dans la sphère publique est peut-être devenue impossible. Ce que certains considèrent comme le terrain neutre essentiel à la liberté de religion et de conscience constitue pour d’autres une perspective antispiritualiste partisane[211].
Bien que le tribunal ait confirmé en fin de compte que l’État devrait aspirer à la plus grande neutralité possible, il donnait explicitement un caractère inclusif à cette neutralité[212] sur le plan de la religion, indiquant qu’elle « respecte toutes les positions à l’égard de la religion, y compris celle de n’en avoir aucune, tout en prenant en considération les droits constitutionnels concurrents des personnes affectées ». Il existe néanmoins des décisions inverses qui, selon certains, semblent assimiler la laïcité (absence de religion en tant que telle) à la « neutralité », à la « non-discrimination », à la « tolérance » et au « non-sectarisme »[213].
4.3. Conséquences des (dés)avantages systémiques liés à la foi
D’après certains penseurs, le fait de penser que la laïcité canadienne contemporaine a résolu les problèmes de la discrimination et de l’iniquité sur le plan religieux en créant des règles de jeu neutres et égalitaires a des conséquences néfastes, notamment en empêchant les Ontariennes et Ontariens de reconnaître (1) la persistance du privilège chrétien au sein de la culture et de la vie institutionnelle publiques de l’Ontario et (2) les effets néfastes de la laïcité fermée et des concepts de « laïcité neutre »[214]. L’incapacité de reconnaître les avantages et désavantages structurels ainsi soutenus et occasionnés en matière de religion[215], ou « (dés)avantages liés à la foi », pourrait expliquer en partie la fréquence avec laquelle la population dénonce les mesures d’accommodement religieux adoptées, au motif qu’elles procurent des « privilèges spéciaux » aux adeptes de croyances minoritaires (au lieu de leur assurer des chances égales de vivre selon leur conscience religieuse en neutralisant les règles de jeu inéquitables).
En raison du lien étroit qui existe entre la religion, l’ethnicité et la race en Ontario, où de nombreuses minorités religieuses appartiennent également à des groupes ethniques ou raciaux minoritaires, ce désavantage religieux structurel peut prendre des dimensions raciales de plus en plus grandes[216]. Selon certains penseurs, le fait de ne pas reconnaître et régler la question des (dés)avantages systémiques liés à la foi pourrait accroître la polarisation, l’aliénation et la radicalisation[217] des membres de communautés de croyance minoritaires, avec tout ce que cela peut représenter pour la société dominante, comme l’illustre la situation dans d’autres régions[218]. Il se peut bien que nous traversions l’un de ces moments récurrents de l’histoire canadienne où vient le temps d’élargir le « cercle inclusif », comme l’appelle John Ralston Saul en s’inspirant d’un pilier de la culture autochtone canadienne, soit la notion du « cercle inclusif qui s’élargit pour s’adapter graduellement aux nouvelles personnes qui s’y joignent »[219].
[128] Les (dés) avantages systémiques liés à la foi ont un effet « préjudiciable » ou d’« exclusion » sur les personnes appartenant à une communauté de croyance particulière.
[129] La discrimination systémique ou institutionnelle fait référence à des modèles de comportement, politiques ou pratiques qui sont intégrés aux structures sociales ou administratives d’une organisation ou d’un secteur, ont des effets préjudiciables sur des personnes appartenant à un groupe social protégé par le Code et touchent des domaines sociaux protégés par le Code. D’apparence parfois neutre, la discrimination systémique peut aussi chevaucher certains types de discrimination qui ne sont ni neutres ou commis par inadvertance (voir le document de la CODP intitulé Politique et directives sur le racisme et la discrimination raciale).
[130] Utilisé dans le présent contexte, ce terme est tiré de l’étude de David Seljak et coll. (2008). Seljak et coll. (2008, p. 12) emploient ce terme pour attirer l’attention sur les diverses façons dont la sphère publique contemporaine canadienne « présumément laïque » et « neutre sur le plan religieux » conserve des éléments « chrétiens résiduels et normatifs », voire, selon les auteurs, « qu’elle conserve l’empreinte de son passé chrétien [...] et des aspects de sa tradition chrétienne, et est structurée de façon à tenir compte des valeurs, pratiques et formes de communauté chrétiennes ». Voir Seljak (2012) disponible au téléchargement sur le site de la CODP.
Roger O’Toole (2006, p. 8), un des plus éminents historiens canadiens du domaine de la religion, soutient qu’« on ne peut réellement comprendre les formes et valeurs de la société canadienne sans connaître la variété des convictions, organisations et expériences à caractère religieux qui ont orienté de façon considérable la société canadienne ». Le penseur du milieu des sciences des religions Paul Bramadat (2005, p. 3) soutient de façon similaire qu’« [i]l est difficile de comprendre les structures sociales passées et même actuelles de ce pays sans savoir, entre autres, que l’Église catholique romaine et plusieurs Églises protestantes (surtout l’Église anglicane) ont connu pendant près d’un siècle avant la Seconde Guerre mondiale une sorte de statut de facto (et de jure dans certaines institutions) de confessions établies (c’est-à-dire privilégiées) ».
[131] Le christianisme résiduel peut être à l’origine des (dés) avantages systémiques liés à la foi dans la mesure où il entraîne par inadvertance des désavantages pour les personnes et communautés de confession ou de croyance extérieure aux courants chrétiens historiquement dominants (soit non chrétiennes ou hors des grandes Églises chrétiennes).
[132] La Loi constitutionnelle de 1867 du Canada inclut des dispositions qui rendent possible et protègent le financement public d’écoles catholiques romaines. L’Ontario et la Saskatchewan, qui sont les seules provinces à financer les écoles catholiques, ne financent cependant pas les écoles d’autres confessions. En 1999, le Comité des droits de l’homme des Nations unies a conclu que la politique de financement des écoles de l’Ontario était discriminatoire sur le plan de la religion. Cette décision a été confirmée en 2006 dans un autre rapport sur l’état des droits de la personne au Canada (Seljak et coll., 2008).
[133] Les penseurs donnent d’autres exemples moins évidents et principalement symboliques des forces du christianisme qui subsistent au sein des institutions publiques canadiennes, dont ce qui suit :
- le libellé du préambule même de la Constitution précise que « le Canada est fondé sur des principes qui reconnaissent la suprématie de Dieu et la primauté du droit »
- 21 lois canadiennes mentionnent « Dieu », 17 la « religion », quatre le mot « chrétien » et un la « Bible »
- 11 lois exigent l’exercice du serment d’allégeance à « Dieu »
- le titre officiel de notre souverain actuel, selon le bref électoral canadien, est « Élisabeth la seconde, par la grâce de Dieu, reine du Royaume-Uni de Grande-Bretagne et d’Irlande du Nord et de ses autres royaumes et territoires, chef du Commonwealth, défenseur de la foi »
- le discours du Trône se termine par les mots « [p]uisse la Divine Providence vous guider dans vos délibérations »
- les versions bilingue et anglaise de l’hymne national, Ô Canada, adoptées officiellement par le Parlement en 1980, incluent « God keep our land glorious and free! » (ajout fait à l’hymne pour la première fois en 1968 sur recommandation d’une commission gouvernementale)
- la devise canadienne inclut « D.G. Regina » à côté du nom Elizabeth II, qui signifie dei Gratia (Reine par la grâce de Dieu)
- la devise nationale, A Mari usque ad Mare (d’un océan à l’autre), se fonde sur le psaume 72, verset 8 (« il dominera d’une mer à l’autre et du fleuve aux confins de la terre »)
- Certaines administrations provinciales et municipales ont débuté des sessions législatives et conseils municipaux par une prière chrétienne et ont exigé qu’on prête serment d’allégeance à Dieu dans les palais de justice (exemples tirés de Beaman, 2003; Biles et Ibrahim 2005; Beyer, 2008; Kunz 2009; O’Toole 2006; Seljak et coll., 2008).
[134] Les penseurs citent les exemples suivants de christianisme résiduel au sein des institutions :
- institutions importantes des secteurs de la santé et des services sociaux, dont des hôpitaux, programmes de santé et services de bien-être de l’enfance d’envergure, qui continuent d’appartenir aux Églises et d’être exploitées par elles (p. ex. Société d’aide à l’enfance catholique et hôpital St. Michael’s de Toronto)
- structuration de nombreux programmes et services d’aumôniers des institutions publiques (y compris des hôpitaux, prisons et forces armées) en fonction d’une norme chrétienne et de leur administration conjointe par l’État et des organisations confessionnelles (à prédominance chrétienne). Dans le cadre de ses consultations, la CODP a aussi entendu que la structure de la formation et de l’accréditation des aumôniers conservait encore son orientation excessivement chrétienne. Même le titre « aumônier » puise ses origines dans le christianisme. Un participant hindou au dialogue stratégique a formulé le commentaire suivant : « je suis le seul aumônier hindou agréé au Canada, voire en Amérique du Nord, et il m’a fallu étudier de nombreuses années dans des établissements chrétiens pour obtenir cette désignation »
- articulation de la semaine de travail autour des jours de repos judéo-chrétiens traditionnels.
- Roger O’Toole (2006) met en lumière beaucoup d’autres façons dont le christianisme de l’ère victorienne (qui puise ses origines historiques en Angleterre et en Europe de l’Ouest) a profondément influencé les institutions contemporaines canadiennes, des universités, hôpitaux et organismes de services sociaux à la moralité publique plus générale (y compris les préoccupations contemporaines pour le maintien de l’ordre), en passant par le régime politique pluraliste et l’État-providence.
[135] L.R.O. 1990, chap. H.19, par. 19 (1).
[136] L.R.O. 1990, chap. H.19, par. 19 (2).
[137] Dans sa description de « la rencontre interculturelle » que constitue la relation entre le droit et la religion, Berger (2012) illustre certaines des façons dont la définition dominante de la religion dans les lois canadiennes, telle qu’elle a été élaborée par le juge Iacobucci dans Syndicat Northcrest c. Amselem, [2004] 2 RCS 551, 2004 SCC 47, reflète cette compréhension culturelle libérale de la religion. Par exemple, il soutient que les évaluations de la religion menées par les tribunaux, dans une très grande majorité, (1) voient la religion comme un phénomène individuel et non collectif, (2) présentent la religion comme un phénomène fondamentalement privé plutôt que public et (3) privilégient les valeurs d’autonomie et de choix individuel au détriment des valeurs, identités et nomes communautaires (voir aussi Kislowicz, 2012). Faisal Bhabha (2012) montre de façon similaire comment les tribunaux ont eu tendance à reconnaître uniquement les demandes d’accommodement de la religion fondées sur la revendication de droits et d’intérêts individuels, tandis que les « requêtes fondées sur des droits communautaires et collectifs ont été rejetées » (voir aussi Beaman, 2003; 2006; Kislowicz, 2012).
[138] Résumant l’impact de ce biais culturel du droit, qui reflète et reproduit ce que Lori Beaman (2003) appelle la « normalité religieuse », Benjamin Berger (2012 p. 26) affirme :
En bref, plus une religion concorde avec la façon dont la loi imagine la religion, c’est-à-dire une expression individuelle et privée de l’autonomie, et plus elle est digne de tolérance sur le plan juridique. La garantie de liberté de religion et d’égalité sera volontiers appliquée pour protéger les religions qui concordent déjà avec les engagements culturels de la loi (voir aussi Beaman, 2003).
[139] Bon nombre de causes récentes ayant établi un précédent et suscitées beaucoup d’attention de la part des médias et de la population mettaient en scène des adeptes de la foi sikhe. De ces causes, beaucoup ont soulevé la controverse relativement au port du kirpan (couteau cérémonial) à l’école, à l’Assemblée législative ou dans les palais de justice, ainsi qu’au port du turban ou au port de la barbe longue au lieu d’uniformes de travail ou de matériel de sécurité standards. Toutes ces causes portaient sur l’expression de la religion dans l’espace public, à l’encontre de la norme du statu quo. La communauté sikhe canadienne a été à l’avant-plan de l’élargissement des frontières de l’accommodement religieux fondé sur les droits de la personne. Cela a exposé les membres de cette communauté à des niveaux considérables d’hostilité et à un important ressac (voir par exemple Grant c. Canada (Procureur général), [1995] 1 C.F. 158; Multani c. Commission scolaire Marguerite-Bourgeoys, [2006] 1 RCS 256; Bhinder c. CN, [1985] 2 RCS 561; Loomba v. Home Depot Canada, 2010 OHRT 1434 (CanLII); Randhawa v. Tequila Bar & Grill Ltd., 2008 AHRC 3 (CanLII).
Des observateurs du milieu juridique ont aussi fait remarquer que les tribunaux avaient été moins que généreux ces dernières années lorsqu’il s’agissait d’étendre les mesures de protection de la liberté de religion aux groupes minoritaires chrétiens, comme les huttérites de l’Alberta ou des groupes mennonites pratiquant des formes de cette religion plus centrées sur la communauté et allant à l’encontre des normes religieuses du statu quo (voir par exemple Alberta c. Hutterian Brethren of Wilson Colony, [2009] 2 RCS 567). Des penseurs ont également observé que l’immigration croissante des confessions chrétiennes d’origine non occidentale au Canada contribue à la croissance significative des confessions chrétiennes protestantes évangélique et pentecôtiste, qui ont tendance à privilégier les expressions du christianisme davantage publiques, collectives et politisées, parfois d’une façon qui « hérisse les Canadiennes et Canadiens laïques ou issus des courants chrétiens dominants » (Seljak et coll., 2007). Pour en connaître davantage sur la nature et l’impact d’une telle diversité chrétienne, consulter aussi Fadden et Townsend (2009) et Wilkinson (2006).
[140] Un sondage commandé par Sun Media et mené en 2007 auprès de 3 000 Canadiennes et Canadiens par la firme Léger Marketing posait la question suivante : « Le fait de respecter les pratiques religieuses suivantes cause-t-il un problème à la vie en société dans votre ville? » Les niveaux de tolérance des répondants diminuaient progressivement à mesure qu’augmentait la dimension publique et visible des observances citées, particulièrement dans le contexte de l’islam. Par exemple, une majorité de répondants ne considéraient pas que la prière (84 %), le jeûne du ramadan (83 %) et l’interdiction de la consommation d’alcool (77 %) causaient un problème. En revanche, 37 % d’entre eux voyaient un problème au fait de porter le voile, par opposition au port de symboles religieux de façon plus générale (25 %) (Léger Marketing, 2007). Bien que l’on puisse débattre du sens et des implications de telles conclusions (par exemple dans quelle mesure la résistance au port du voile est-elle liée à des questions d’équité hommes-femmes plutôt qu’à des normes civiles relatives à ce qui appartient à l’espace privé/public), les penseurs du milieu des sciences des religions ont noté une évolution des identités canadiennes et normes d’engagement civil à l’époque actuelle. Comme le fait remarquer Seljak (2012, p.10) la maxime traditionnelle « pour être un bon Canadien on doit être chrétien » est de plus en plus remplacée par une nouvelle mouture : pour être un bon Canadien (égalitaire, démocratique, rationnel et multiculturel), il faut être laïque ou, du moins, le bon type de personne religieuse, c’est-à-dire celle qui confine la religion à sa vie privée.
[141] Des sondages d’opinion et autres enquêtes apportent un certain appui au point de vue selon lequel « la laïcité au Canada peut tenir compte des formes historiques dominantes du christianisme » ou des formes d’expression de la religion/croyance qui cadrent avec celles-ci, ou les deux, mais non des systèmes de foi ou pratiques qui sont perçues autrement. Pour attirer l’attention sur ces deux poids deux mesures, Seljak et coll. (2008) donne l’exemple du débat relatif au financement des écoles confessionnelles qui a eu lieu en Ontario durant la campagne électorale provinciale de 2007. La proposition des conservateurs (de John Tory) en vue d’étendre le financement des écoles confessionnelles aux établissements autres que catholiques a été catégoriquement rejetée par l’électorat, qui y voyait un affront aux idéaux laïques (relativement à ce qui appartient à la sphère privée par opposition à publique) et une menace à l’unité civile. Fait intéressant, malgré qu’un sondage d’opinion mené pour le compte de la chaîne de télévision CTV et du journal Globe and Mail eu révélé que 71 % de l’électorat s’opposait au financement public des écoles confessionnelles, des efforts subséquents d’élimination du financement public de ces écoles, déployés par une coalition formée entre autres de l’Association canadienne des libertés civiles et du Parti vert de l’Ontario (seul parmi les formations politiques), a obtenu peu d’appuis de la population et n’a pas porté ses fruits. Un autre sondage d’opinion publique publié le 10 septembre 2007 dans le journal The Gazette de Montréal durant la Commission Bouchard-Taylor de consultation sur les pratiques d’accommodement reliées aux différences culturelles a révélé que 59 % des répondants québécois ne s’opposaient pas à la présence de crucifix sur les murs d’écoles publiques, alors qu’une majorité d’entre eux désapprouvaient l’attribution aux juifs ou musulmans de congés de travail pour la prière (72 %), le port du niqab (couvrant tout le visage) par des femmes en public (67 %) ou celui du hijab dans les écoles (61 %). Seljak et coll. (2008) et Emon (2012) examinent comment cette même dynamique de deux poids deux mesures s’est manifestée en Ontario durant le débat de 2004-2005 sur l’introduction d’un système d’arbitrage fondé sur la charia (un système analogue était appliqué sans problème jusqu’à ce moment par les communautés juives canadiennes, avant d’être catégoriquement rejeté par la population quand les musulmans ont fait la demande d’un système semblable).
[142] Par exemple, Beaman (2006) soutient que les mesures de protection de la liberté de religion et de l’équité protègent uniquement une gamme étroite de ce que l’on juge, du point de vue autochtone, relever du sacré et de la spiritualité. Selon Beaman, cela est une des raisons pour lesquelles les mesures de protection constitutionnelle de la liberté de religion ont rarement été invoquées par les peuples autochtones, par opposition aux revendications territoriales et revendications de droits issus de traités qui, à la différence de la revendication de droits à la liberté de religion et à l’équité, n’exigent pas de dimension collective. De poursuivre l’auteure, cela a eu pour effet de minimaliser et de marginaliser la spiritualité autochtone et a entraîné la profanation des sites et terres autochtones. Elle attire aussi l’attention sur le manque général de connaissances et le mépris à l’égard des désavantages systémiques dont font l’objet les communautés autochtones en matière de pratique religieuse en raison du biais et du point mire spécifique sur le plan culturel (individualiste) des mesures canadiennes de protection juridique de la religion et de la croyance (ibidem). Beaman insiste sur la façon dont les catégories mêmes de « croyance » et de « religion », qui sont le fruit d’une expérience, d’un vocabulaire et d’une tradition historiquement chrétiens, hissent les conceptions occidentales européennes de la religion au rang de « normes en fonction de laquelle on évalue la spiritualité autochtone » ou « envisage son accommodement » (Beaman, 2006, p. 237;
voir aussi Beaman, 2012).
[143] Bannerjee et Coward (2005), tout comme Boisvert (2005) et King (2012), montrent comment les coutumes de fin de vie et rituels d’enterrement hindous et sikhs doivent être considérablement modifiés au Canada pour se conformer aux lois et règlements canadiens en matière de santé et de sécurité. Pour satisfaire aux normes et codes du bâtiment et, entre autres, obtenir le statut d’organisation sans but lucratif et sa reconnaissance, les hindous et bouddhistes doivent également modifier de façon considérable leur façon de concevoir et de construire leurs édifices confessionnels, et d’établir leurs structures de gouvernance religieuses traditionnelles (Bramadat et Seljak, 2005). Le fait d’articuler la semaine de travail canadienne autour du calendrier grégorien chrétien nuit à la capacité de ces communautés de pratiquer leur religion selon ses coutumes.
[144] Par exemple, le mémoire présenté par Matthew King (2012) dans le cadre du dialogue stratégique et intitulé Sur l’engagement des bouddhistes canadiens à l’égard du discours sur les droits de la personne et le droit met en relief comment la définition de la religion et de la croyance de la CODP, en raison de l’attention qu’elle porte aux « convictions », actes d’adoration discrets et pratiques rituelles prescrites, privilégie, à des fins de protection juridique, un bouddhisme « blanc, privilégié, de classe moyenne (une tradition individualisée, fondée sur la religion qui s’inspire fortement du protestantisme libéral) » (King, 2012, p. 70). Selon lui, cela masque considérablement et soustrait aux mesures de protection juridiques l’expérience plus sociale, extériorisée et communautaire de centaines de milliers de bouddhistes « ethniques » au Canada et ailleurs, « pour qui l’affiliation et l’identité relèvent peut-être moins de la croyance et de la pratique ainsi définies que de la création d’un milieu social familier au sein d’une société canadienne étrangère » (ibidem).
[145] La discussion de Lai et coll. (2005) sur l’incapacité du discours public, des pratiques institutionnelles et de la collecte de données officielles de recensement canadien de même reconnaître la « religion chinoise », dans ce qu’elle a de distinct du taoïsme, du confucianisme ou du bouddhisme, offre un exemple particulièrement émouvant de la « discrimination subtile » qui nie la « religion chinoise » et, par le fait même, « la base même de la culture et de l’auto-identité de ses adeptes » (Lai et coll., 2005, p. 104).
[146] Attirant l’attention sur les formes considérables d’exclusion que peut entraîner une interprétation monoculturelle de la religion dans le contexte du droit, des politiques et du discours populaire, Mahmood, (2005, p. 62) intervient en faveur d’un « dialogue sur la façon dont la variété de groupes confessionnels autodéfinis du Canada envisagent réellement le concept de la religion », en tant que point de départ essentiel des discussions futures sur l’avancement du multiculturalisme canadien (et, pourrions-nous ajouter, de façon plus générale sur les droits en matière de croyance protégés par le Code).
[147] Voir par exemple Huang v. 1233065 Ontario, supra, note 14, et l’Examen de la jurisprudence relative à la croyance de la CODP pour obtenir plus d’exemples. Dans Huang v. 1233065 Ontario, le Tribunal des droits de la personne de l’Ontario a rejeté l’argument selon lequel Falun Gong est assimilable à une « secte » et ne devrait pas être accepté comme une croyance parce qu’en tant que système de croyances, il n’est pas raisonnable, ne peut résister au moindre examen scientifique, ou épouse des valeurs qui sont incompatibles avec les valeurs de la Charte. La requérante assimilait Falun Gong à une « pratique » et non à une « religion ». Cependant, le TDPO a accepté la preuve d’experts indiquant que la notion de « religion » en Chine est bien différente de celle qui prévaut en Occident et qu’en termes occidentaux, Falun Gong serait considéré comme une croyance. Le TDPO a conclu que Falun Gong constituait un système de croyances, d’observances et de culte, et qu’il correspondait à la notion de « croyance » aux fins du Code.
[148] Seljak et coll. (2008).
[149] La section IV examine la définition même de la croyance de la CODP quant aux convictions morales et éthiques. McCabe et coll.(2012) ont donné davantage d’exemples de la discrimination dont font l’objet les humanistes laïques en raison des politiques actuelles et définitions juridiques des droits relatifs à la religion et à la croyance.
[150] Les sociologues du milieu des sciences des religions ont délaissé le terme « sectes », et ses connotations négatives, au profit du terme « nouveaux mouvements religieux » ou « religions émergentes ».
[151] Les données de recensement révèlent une croissance de « groupes paraconfessionnels » allant de la scientologie au nouvel âge, en passant par le paganisme, le satanisme, le théosophisme, le mouvement rastafari et la Wicca. Pour en connaître davantage sur ces tendances démographiques, consulter la section III 1.
[152] Le sondage de Síân Reid’s auprès des adeptes contemporains de la Wicca et d’autres formes de paganisme a révélé que bon nombre de répondants « croient que leur appartenance religieuse s’accompagne de stigmates [et] d’un potentiel de conséquences sociales indésirables allant du ridicule à la menace de violence physique, en passant par l’ostracisme, le mépris, la possibilité de perte d’emploi et de garde d’enfants, et le refus de logement (cité dans Seljak et coll., 2007, p. 28; voir aussi Reid, 2005; Beaman, 2006b). Les sociologues du milieu des sciences des religions ont démystifié bon nombre des mythes entourant de tels groupes paraconfessionnels, souvent qualifiés péjorativement de « sectes », comme ceux qui touchent leurs présumées méthodes de programmation coercitives, irrationalisme, usage de violence et « magie noire ». Selon Seljak et coll. (2007), la perception courante à l’endroit des adeptes de la Wicca et du paganisme, selon laquelle ces personnes pratiquent l’adoration du diable, la promiscuité sexuelle et d’autres formes de diabolisme des sens, est en partie alimentée par l’imagerie qui subsiste de l’ère de l’Inquisition du Moyen-Âge chrétien et des films d’horreur contemporains.
[153] Plusieurs exemples des différentes formes de préjugés et de discrimination dont font l’objet de telles communautés de croyance minoritaires figurent dans la jurisprudence et, de façon plus générale, dans la documentation du domaine des droits de la personne, lesquelles repoussent les limites des croyances et personnes dignes de protection juridique relative aux droits de la personne (voir par exemple Gail McCabe et coll., 2012; David Sztybel, 2012; Camille Labchuck, 2012; et l’Examen de la jurisprudence relative à la croyance de la CODP). Le fait qu’en 2011, les requêtes déposées auprès de la TDPO par des athées, des agnostiques et des personnes ne s’identifiant à « aucune religion » surpassaient les requêtes déposées par des catholiques romains en est un indicateur.
[154] Voir Seljak et coll. (2008).
[155] L’une des principales recommandations de la Commission Bouchard-Taylor de consultation sur les pratiques d’accommodement reliées aux différences culturelles de 2008 traitait du besoin d’élaborer un livre blanc pour clarifier la nature et le sens des engagements du Canada envers la laïcité. De façon similaire, le philosophe des sciences politiques Rajeev Bhargava (2010) fait état de l’importance, dans les États libéraux occidentaux de façon générale de « mieux comprendre leurs propres pratiques laïques ». Voir Seljak (2012), Chiodo (2012a) et Benson (2004 et 2012) pour en connaître davantage sur les emplois anhistoriques « flous » du terme dans le discours public contemporain canadien.
[156] Selon le New Oxford Companion to Law (2008), le mot anglais « secular » vient du latin saecularis (signifiant « temporel » ou « générationnel », « appartenant à un âge ») employé dans le droit canon catholique pour décrire les membres du clergé qui vivaient au sein de la société médiévale plutôt que retirés du monde dans des monastères. Selon cet emploi datant du 14e siècle, le terme signifiait « ayant trait au monde » ou, comme le définit le Dr. Johnson’s Dictionary, « mondanité – attachement aux biens de la vie présente » (Benson, 2004). Les premiers emplois du terme ne renvoyaient pas nécessairement à l’areligiosité, comme le font certains des emplois et interprétations les plus pluralistes d’aujourd’hui (Berger, 2002), même si le terme a progressivement adopté la connotation négative d’« impiété » (New Oxford Companion to Law, 2008). Cette dernière connotation négative a été inversée par le mouvement positiviste du 19e siècle.
[157] On attribue en grande partie le mérite de l’érection de la laïcité en idéologie à George Holyoake et Charles Bradlaugh (Benson, 2004; New Oxford Companion to Law, 2008). La laïcité en tant qu’idéologie générale a pris une myriade de formes, allant « de la croyance en le fait que le matérialisme scientifique épuise l’explication de l’existence à la notion qu’aucun monde doté de sens transcendantal ou de temps éternel ne devrait orienter la conduite des gens dans le monde de tous les jours, en passant par l’opinion selon laquelle les valeurs sont inhérentes non pas au monde lui-même, mais aux orientations de l’homme par rapport au monde » (Calhoun, 2008, p. 7).
[158] Malgré les interprétations conventionnelles contemporaines (« de bons sens de tous les jours ») du mot « laïque », qui bornent le terme à la « simple absence de religion plutôt qu’à une façon particulière de se représenter le monde ou, en effet, à une idéologie », des dimensions de l’idéologie positiviste ont été « tacitement incorporées » aux théories politiques modernes et emplois de la laïcité (Calhoun, 2008, p. 8). Par exemple, le mouvement positiviste du 19e siècle a été le premier à recommander de confiner la religion à la sphère privée.
[159] Novak (2006, p. 107). Les emplois politiques modernes reflètent souvent cette interprétation plus minimale (laïque par opposition à laïciste) qui présuppose : une séparation entre la religion et les secteurs clés de l’État (les autorités religieuses ne gouvernent pas l’État et leurs règles et principes ne forment pas les assises du modèle de gouvernance de cet État); la neutralité de l’État en matière de religion (bien que généralement, malgré les interprétations variées de la notion, les représentants de l’État puissent avoir des convictions religieuses qui ne peuvent par contre avoir une influence sur les affaires de l’État); et, de façon concomitante, la concession d’aucun privilège à une religion donnée dans la vie publique. Cependant, les sens politiques modernes donnés au terme laïque maintiennent généralement cette dernière distinction entre les affaires publiques et privées, en dépendent même, reléguant plus ou moins la religion au côté privé de cette dichotomie fondamentale (Calhoun, 2008).
[160] Habituellement, un modèle de laïcité institutionnel et historique, la plupart du temps dans ses versions américaines ou françaises, est érigé en seul modèle ou sens possible du mot laïque tel qu’employé dans la sphère publique. D’affirmer Charles Taylor, « [c]e genre d’attitude équivaut à [...] fétichiser le modèle institutionnel privilégié quand, en réalité, on devrait partir des objectifs pour en dériver les modèles concrets à adopter » (Taylor, 2010, p. 28). Voir la discussion de Bhargava (2010) sur ce problème.
[161] Benson a fait référence à ce problème durant l’atelier juridique de mars 2012 sur les droits de la personne, la croyance et la liberté de religion de l’Université York en avançant la notion de « définition présuppositionnelle », c’est-à-dire l’attribution de présuppositions à une définition qui est loin d’être claire.
[162] Ces objectifs ont été établis dans un premier temps dans le rapport (2008) de la Commission Bouchard-Taylor (2008, p.135-1366; voir Woehrling, 2011, pour plus d’information sur cette question). Dans son article, Taylor (2010, p. 23) met de l’avant un troisième objectif fondamental de la laïcité, conforme aux visées originales de la Révolution française :
Fraternité – à savoir la quête (du moins d’un niveau minimal) de consensus, d’harmonie et de courtoisie entre les membres des différentes confessions, au moyen de l’inclusion des toutes les familles spirituelles (confessionnelles ou non) « dans le processus continu de détermination de la nature de la société (son identité politique) et de la façon d’atteindre ces objectifs (régime de droits et de privilèges exact) » (voir Bouchard-Taylor, 2008, pour en connaître plus sur cette distinction entre la fin et les moyens).
[163] Bhargava (2010). Dans ce même article, Bhargava discute de l’importance d’adopter une « laïcité contextuelle » et un « raisonnement moral contextuel » s’inspirant du modèle laïque autochtone instructif. Malheureusement, fait remarquer Taylor (2010, p. 29), il est courant en cas de conflits sur les « exigences de la laïcité » de conserver « l’illusion de l’existence d’un seul principe, disons la laïcité, et de son corollaire, la neutralité des institutions ou espaces publics » et de penser « qu’il n’est pas nécessaire, ni même souhaitable, de choisir ou de prendre en compte différentes visées », ce qui appauvrit le dialogue sur les choix qui s’offrent à nous.
Fait intéressant, beaucoup d’élaborateurs de politiques fédérales canadiennes interrogés dans le cadre de l’étude de Gaye et Kunz (2009) privilégiaient une approche au cas par cas contextuelle et fondée sur des principes plutôt que des « directives rigides et systématiques venues du haut » en raison de la constante évolution des réalités démographiques et sociales et des situations particulières, lesquelles nécessitent l’adoption de politiques souples. De telles constatations réaffirment l’importance d’examiner les valeurs et objectifs sous-jacents au moment de traiter des questions de religion et de croyance, et de leur accommodement dans l’espace public.
[164] L’absence de reconnaissance des différentes façons d’envisager et de réaliser les objectifs de la laïcité peut alimenter les discours de polarisation des personnes religieuses et non religieuses (en faveur ou non de la laïcité) qui caractérisent tout opposant soit d’extrémiste areligieux ou antireligieux ou de fanatique religieux sans engagement envers la laïcité (au lieu de reconnaître qu’il y a différentes façons de comprendre et d’atteindre les idéaux laïques).
[165] De nombreux penseurs et décisions juridiques canadiennes ont fait part de cette diversité sur le plan de l’interprétation et de l’institutionnalisation concrète de la laïcité, et de l’éventail des nuances entre ces deux pôles (Voir par exemple Adelman, 2011; Berger, 2002; Benson, 2004; Bhargava, 2010; Buckingham, 2012; Cladis, 2009; Seljak et coll., 2008; Woehrling, 2011). Dans Simoneau c. Tremblay, 2011 QCTDP 1 (CanLII), le Tribunal des droits de la personne du Québec a entendu des éléments de preuve d’experts ayant repéré quatre façons dont la laïcité interagit avec la vie de l’État :
- La laïcité intégrale qui se caractérise par une volonté de laïciser la sphère publique par un « militantisme antireligieux » et une vision d’un conflit insurmontable entre la modernité et la religion.
- La laïcité « neutre » qui reconnaît une laïcité ouverte aux droits individuels et conjugue la stricte neutralité de l'État. Ses adeptes sont opposés à des expressions religieuses dans la sphère du pouvoir, mais ils acceptent la conservation de certains symboles religieux et pratiques individuelles dans les institutions publiques.
- La laïcité ouverte est semblable à la laïcité « neutre », mais reconnaît tant les droits religieux individuels que collectifs. L'État peut s'accommoder de particularismes religieux et culturels, tout en s'assurant que l'exercice du pouvoir soit séparé des institutions religieuses.
- L'approche religieuse intégrale considère que la religion est nécessaire pour assurer un ordre social sain et réduit la prédominance de la laïcité (cité dans Chiodo, 2012a).
[166] Cela reprend la distinction établie entre la « laïcité ouverte » et la « laïcité fermée » dans le Rapport de la Commission Bouchard-Taylor (2008). Ces modèles (moyennant quelques différences mineures) ont à d’autres moments été envisagés et mis en opposition à l’aide des termes « laïcité modérée » et « laïcité radicale » (Novak, 2010), « laïcité en tant que pluralisme » et « laïcité en tant qu’areligiosité » (Berger, 2002), et approches « accommodationistes » et « séparationistes » (Beaman, 2006).
[167] La Commission Bouchard-Taylor définit de la façon suivante la laïcité ouverte :
Une laïcité ouverte reconnaît la nécessité que l’État soit neutre – les lois et les institutions publiques ne doivent favoriser aucune religion ni conception séculière –, mais elle reconnaît aussi l’importance pour plusieurs de la dimension spirituelle de l’existence et, partant, de la protection de la liberté de conscience et de religion
(Bouchard-Taylor, 2008, p. 140).
Tout en notant de « profonds désaccords » par rapport à ces modèles de laïcité durant la consultation exhaustive de la Commission au Québec, le Rapport de la Commission Bouchard-Taylor indique « que ce modèle de laïcité est celui qui permet le mieux de respecter à la fois l’égalité des personnes et leur liberté de conscience et de religion, donc de réaliser les deux finalités premières de la laïcité » (Bouchard-Taylor, 2008, p. 141).
Le terme « laïcité ouverte » avait été utilisé dans un rapport antérieur intitulé Laïcité et religions perspective nouvelle pour l’école québécoise et publié en 1999 par un Groupe de travail sur la place de la religion à l’école. En vue d’orienter la laïcisation des écoles du Québec, le groupe de travail recommande l’instauration d’une « laïcité ouverte », « c’est-à-dire qui n’exclut pas la reconnaissance du fait religieux, à la fois dans le respect de la liberté de conscience et de religion de ceux et celles qui fréquentent l’école et dans l’enseignement » (cité dans Milot et Tremblay, 2009).
[168] Le terme laïcité est souvent utilisé au Canada pour parler du modèle républicain français de laïcité fermée, de la façon dont il a été adopté en France ou dont on y aspire dans le Québec de l’après-Révolution tranquille. Cependant, le terme laïcité, en soi, ne laisse pas nécessairement entendre un modèle de laïcité de type fermé, malgré qu’il soit utilisé de la sorte. Le Rapport de la Commission Bouchard-Taylor, qui recourt aux termes « laïcité ouverte » et « laïcité fermée » en
offre un bon exemple. Penseuse du milieu des sciences des religions, Lori Beaman (2008) attire aussi l’attention sur la complexité sémantique de la définition du terme « laïcité ». S’inspirant des travaux de Solange Lefebvre, Beaman soutient que le terme est souvent mal compris ou mal rendu en anglais par « secular » ou « secularization ». Lefebvre (2008) soutient que le terme ne peut être facilement traduit ou transposé dans d’autres cultures. C’est ce que tente de faire dans son article (2009) Laïcité et diversité religieuse, la conseillère à la ministre de l’Immigration et des Communautés culturelles, Sophie Therrien, en s’inspirant du travail de Micheline Milot (2002) pour établir une distinction entre « laïcisation », « laïcité » et « laïcisme » :
La laïcisation concerne les démarches faites et voulues par l’État pour maintenir des rapports neutres avec les religions et pour empêcher les interventions directes des religions dans la gestion de l’État. Ces éléments seront formulés soit par voie constitutionnelle, soit par voie juridique, soit à travers le droit coutumier (Common Law).
La laïcité décrit le résultat du processus de laïcisation. On peut la définir comme « un aménagement progressif des institutions sociales et politiques concernant la diversité des préférences morales, religieuses et philosophiques des citoyens. Par cet aménagement, la liberté de conscience et de religion se trouve garantie par un État neutre à l’égard des différentes conceptions de la vie bonne, et ce, sur la base de valeurs communes rendant possible la rencontre et le dialogue. » (Citant le Comité sur les affaires religieuses, 2003, p. 21.)
Selon Sophie Therrien, la laïcité « doit nécessairement s’appuyer sur les droits individuels » et « s’impose donc aux institutions, afin que les individus puissent jouir pleinement de leurs droits et de leurs libertés ». Soulignant l’engagement envers la liberté individuelle de conscience et de religion qui sous-tend la laïcité, elle affirme : « La laïcité ainsi définie se distingue du laïcisme, doctrine qui vise à expurger la religion, dans toutes ses manifestations, de l’ensemble de la sphère publique » (Therrien, 2009).
[169] À ce chapitre, la variante française du républicanisme moderne est exemplaire. Selon elle, l’identité civique de la personne, en tant que citoyen de la république, doit idéalement supplanter et remplacer les identités morale, culturelle et religieuse. Cette vision ne fait cependant pas consensus parmi toutes les philosophies politiques républicaines.
[170] Surtout chez les élites sociales et politiques du Canada, et certains décideurs gouvernementaux (voir Biles et Ibrahim, 2005; Bramadat, 2005; Gaye et Kunz, 2009), la croyance populaire veut que la Constitution canadienne contienne une clause de désinstitutionnalisation qui affirme l’engagement du Canada envers la laïcité et la séparation de l’Église et de l’État, comme dans le cas de la constitution américaine (1er amendement). Cela est tout simplement faux. Selon Seljak et coll. (2008), l’absence d’une clause constitutionnelle exigeant la séparation de l’Église/l’État ou la neutralité de l’État rend possible la contestation et la modification considérable, sur le plan politique et stratégique, des rapports entre l’Église et l’État au Canada (dans les limites du respect de la Charte canadienne des droits et libertés). De soutenir de nombreux auteurs, les rapports entre l’Église et l’État ont plutôt été marqués par la collaboration. Bien sûr, la jurisprudence en matière de liberté de conscience et de religion, prise en application du paragraphe 2(a) de la Charte, établit des limites à l’étendue des modifications pouvant être apportées à ces rapports. Bien que cela ne figure pas explicitement dans la Constitution, la Cour suprême a inféré, à plusieurs reprises, que l’État avait un devoir de neutralité découlant du paragraphe 2(a) et de l’article 15 de la Charte, qui protège la liberté de religion et l’égalité religieuse (voir par exemple S.L. c. Commission scolaire des Chênes, 2012 CSC 7).
[171] Elles incluent :
- la School Act de la Colombie-Britannique, R.S.B.C. 1996, chap. 412, qui fait cavalier seul en stipulant, au par. 76(1), que « [t]outes les écoles et toutes les écoles provinciales fonctionnent selon des principes strictement laïques et non confessionnels »
- l’article 1 de la Loi sur l’exportation et l’importation de biens culturels fédérale, L.R.C. 1985, chap. C-51, qui mentionne les monuments « religieux ou laïques » dans sa définition des « biens culturels »
- l’Annexe 1 de la Loi sur les accidents du travail et les maladies professionnelles du Québec, 2010, G.O. 2, 3190, which refers to “[...]the operation of lodging facilities for the members of religious communities or for secular priests” [at para61110] (vestige du droit canon catholique du Moyen-Âge)
- l’article 4 du règlement 298 des R.R.O. de 1990 pris en application de la Loi sur l’éducation de l’Ontario, qui indique que le rassemblement qui se tient au début ou à la fin du jour de classe dans les écoles élémentaires publiques et les écoles secondaires publiques peut inclure le chant du « God Save the Queen » [par. 4(2)] et la lecture de « textes religieux, y compris des prières » [al. 4(2)(1)] et de « textes profanes » [al. 4(2)(2)] qui véhiculent des valeurs sociales, morales ou spirituelles et qui représentent bien la société multiculturelle de l’Ontario.
[172] Novak, 2006, p. 114.
[173] ibidem
[174] La stratégie de gestion de la diversité culturelle du Canada sur le plan juridique, administratif et constitutionnel a été comparée davantage et à juste titre à un « bricolage » de mesures institutionnelles à modulation régionale établies au moyen d’une approche pragmatique (plutôt que programmative ou philosophique) (Seljak et coll., 2008). La Loi constitutionnelle (1982) du Canada reflète ce « bricolage » en affirmant, dans son Préambule, « que le Canada est fondé sur des principes qui reconnaissent la suprématie de Dieu et la primauté du droit ». En même temps, le paragraphe 2(a) de la Charte canadienne des droits et libertés garantie le « droit fondamental » que constitue « la liberté de conscience et de religion ». D’un point de vue mondial et historique, l’approche canadienne, qu’on ne peut assimiler complètement à une quelconque catégorie, s’apparente le plus au modèle de pluralisme non constitutionnel qui accorde (bien que non officiellement) le soutien et la reconnaissance de l’État à de multiples religions (Seljak et coll., 2008). Les mesures actuelles de protection des droits des écoles confessionnelles inscrites dans la Loi constitutionnelle (1867 et 1982) et le Code des droits de la personne de l’Ontario illustrent bien cet état de fait, tout comme les services multiconfessionnels d’aumônerie offerts par les institutions de l’État (voir la discussion précédente sur l’« establishment d’ombre » pluraliste, mais indépendant du Canada) (ibidem).
[175] Voir par exemple Beaman (2008); Benson (2012); Calhoun (2008); Novak (2006); Seljak (2012); Woehrling (2011).
[176] Calhoun, 2008, p. 8 affirme : « [f]aire de la religion une partie intégrante et pleinement légitime de la vie publique revient à adopter une version spécifique de la légitimité, voire de la nécessité, d’inclure les engagements envers la culture et la moralité profonde à l’ensemble du discours public, dont même ses éléments les plus rationnels et critiques ». Benson (2012b) soutient que le passage suivant de la décision de la Cour suprême du Canada R. c. Oakes, où le juge en chef Dickson discute de la « norme fondamentale » de l’article 1 de la Charte, affirme le lien qui existe entre la diversité religieuse, l’accommodement et l’inclusion, et de façon plus générale les engagements pris envers la diversité :
L’inclusion de ces mots [société libre et démocratique] à titre de norme finale de justification de la restriction des droits et libertés rappelle aux tribunaux l’objet même de l’enchâssement de la Charte dans la Constitution : la société canadienne doit être libre et démocratique. Les tribunaux doivent être guidés par des valeurs et des principes essentiels à une société libre et démocratique, lesquels comprennent, selon moi, le respect de la dignité inhérente de l’être humain, la promotion de la justice et de l’égalité sociales, l’acceptation d’une grande diversité de croyances, le respect de chaque culture et de chaque groupe et la foi dans les institutions sociales et politiques qui favorisent la participation des particuliers et des groupes dans la société. Les valeurs et les principes sous-jacents d’une société libre et démocratique sont à l’origine des droits et libertés garantis par la Charte et constituent la norme fondamentale en fonction de laquelle on doit établir qu’une restriction d’un droit ou d’une liberté constitue, malgré son effet, une limite raisonnable dont la justification peut se démontrer (R. c. Oakes (1986) 1 R.C.S. 103, selon le juge en chef Dickson).
La décision Université Trinity Western c. British Columbia College of Teachers de la Cour suprême du Canada établit un lien similaire entre l’inclusion de la religion et l’engagement du Canada envers la diversité. Le jugement indique ce qui suit, au nom de la majorité des huit juges : « La diversité de la société canadienne se reflète en partie dans les multiples organisations religieuses qui caractérisent le paysage social et il y a lieu de respecter cette diversité d’opinions » (Université Trinity Western c. British Columbia College of Teachers [2002] 1 RCS 772, au par. 812).
[177] Chamberlain c. Surrey School District No. 36, [2002] 4 R.C.S. 710.
[178] L’article 76 de la School Act de la Colombie-Britannique, R.S.B.C. 1996, chap. 412, fait cavalier seul au Canada en indiquant explicitement, au paragraphe (1) que : « Toutes les écoles provinciales ou autres doivent mener leurs activités selon des principes laïques stricts et non sectaires ». Avant l’arrêt Chamberlain (ibidem) de 2002, le tribunal n’avait pas défini l’emploi du terme « laïque » figurant à l’article 76. L’affaire Chamberlain portait sur une controverse découlant du refus d’un conseil scolaire d’approuver trois livres de contes mettant en scène des parents de même sexe (à titre de matériel éducatif) pour les classes de la maternelle et de la 1re année. Quand le conseil scolaire de Surrey a voté contre l’approbation des livres de peur qu’ils ne soulèvent des préoccupations chez certains parents, les deux enseignants ayant proposé les livres à l’origine (tous deux membres de l’association des éducateurs gais et lesbiennes de la C.-B.) ont demandé une révision judiciaire de la décision du conseil, plaidant entre autres que le conseil avait basé indûment sa décision sur des considérations religieuses. L’affaire a été entendue par la Cour suprême de la Colombie-Britannique, puis portée en appel devant la Cour d’appel de la Colombie-Britannique, avant d’aboutir devant la Cour suprême du Canada (consulter l’analyse en profondeur des décisions de chaque tribunal menée par Buckingham, ainsi que Benson, 2004).
La Cour d’appel de la Colombie‑Britannique a annulé la décision de la juge Saunders de la Cour suprême de la Colombie-Britannique, qui indiquait, au par. 78 que « [d]ans le milieu de l’enseignement, le terme laïque exclut la religion ou la croyance religieuse ». Le juge Mackenzie, s’exprimant au nom d’une cour d'appel de la C.-B. unanime, a conclu que le fait d'« interpréter la laïcité comme étant l’imposition de la "non‑croyance établie" plutôt qu’une simple opposition à la "croyance établie" aurait pour effet d’interdire la religion dans le domaine public » (au par. 30). Il a ajouté : « Aucune société ne peut être dite vraiment libre si seules les personnes dont la moralité est influencée par la religion peuvent participer aux délibérations liées aux questions morales d’éducation dans les écoles publiques » (au par. 34). Bien que la Cour suprême ait renversé certains éléments
de cette décision, elle a confirmé l’interprétation inclusive de la notion de laïcité. Selon la Cour, le fait de fonctionner selon des principes strictement laïques signifiait que le conseil scolaire ne pouvait pas permettre aux préoccupations d’un groupe de parents d’empêcher la reconnaissance des modèles familiaux d’autres membres de la communauté scolaire.
[179] Dictionary of Canadian Law, 4e édition, à 1168.
[180] Words and Phrases, 2008, à 25036
[181] R. c. Big M Drug Mart Ltd, [1985] 1 RCS 295.
[182] Citant le juge en chef Dickson dans R. c. Big M Drug Mart Ltd au par. 94. Bien sûr, ce droit, comme tous les autres, est soumis aux limitations de l’article 1 et doit être considéré en fonction des droits d’autrui (p. ex. droit à la non-discrimination et à la non-contrainte).
[183] R. c. N.S. 2012 CSC 72.
[184] ibidem, par. 2.
[185] Supra, note 8.
[186] Les requérants, qui se qualifiaient d’athées, alléguaient que la politique originale et la politique modifiée du conseil scolaire du district du Niagara concernant la distribution de textes religieux étaient discriminatoires au motif de la croyance, en contravention du Code des droits de la personne de l’Ontario. La politique originale permettait uniquement aux Gédéons de distribuer des Bibles Gédéons aux élèves de la 5e année, avec le consentement des parents. La politique modifiée accordait un pouvoir discrétionnaire en matière d’approbation des autres « publications religieuses » pouvant être distribuées avec le consentement des parents. Dans la pratique cependant, seules des Bibles Gédéons avaient été distribuées. La Commission ontarienne des droits de la personne est intervenue dans l’affaire.
Dans sa décision, le TDPO a conclu que la protection contre la discrimination fondée sur la croyance s’étendait à l’athéisme et que l’exposition à la religion à l’école ne portait pas nécessairement atteinte aux droits protégés par le Code. Comme l’indiquait le président associé du tribunal, David Wright :
Selon moi, le Code permet les activités religieuses facultatives organisées avant ou après les heures d’instruction, pourvu qu’on accorde à toutes les croyances le même traitement, que les élèves ne soient pas subtilement ou ouvertement contraints à y participer et que l’école montre clairement qu’elle ne privilégie pas de religion particulière. La garantie du traitement équitable sans discrimination en raison de la croyance n’exige pas qu’on vide les écoles publiques de toute activité ayant trait à la croyance, à l’exception de l’éducation sur la variété de religions qui existent. Je suis d’accord avec les intimés que la distribution de matériel lié
à la religion et à la croyance à l’extérieur des heures d’instruction peut être permise avec le consentement des parents, mais ce, moyennant l’adoption d’une politique soigneusement élaborée garantissant l’égalité entre toutes les croyances.
Tout jugement interdisant la promotion d’idées ou de pratiques religieuses dans les écoles publiques à ceux qui veulent y participer aurait pour effet d’interdire des activités comme les clubs religieux facultatifs à l’école secondaire ou l’aménagement de salles de prières. À mon sens, le Code assure l’égalité en matière de croyance, mais ne chasse pas la croyance de tous les lieux publics. En effet, une telle politique serait contraire aux valeurs de diversité et d’inclusion du Code. Les activités en lien avec la croyance menées à l’extérieur de la salle de classe ne doivent pas automatiquement être éliminées, tant que la participation à ces activités est facultative, que les élèves ne subissent pas de pression en vue d’y participer, et que l’école conserve sa neutralité, montre clairement qu’elle appuie ce genre d’activités pour toutes les croyances et qu’elle ne fait pas la promotion d’une croyance particulière (R.C. v. District School Board of Niagara, supra, note 8, au par. 59-60).
[187] Université Trinity Western c. British Columbia College of Teachers, [2001] 1 RCS 772.
[188] Berger (2002, p. 52) soutient que ces valeurs fondamentales (dignité humaine, autonomie et sécurité), bien « que non identifiées sur le plan institutionnel » existent dans le droit canadien et peuvent être « ressorties du tissu de la Charte canadienne des droits et libertés ». Pour décrire les normes civiles à l’origine des sociétés démocratiques libérales contemporaines, Taylor (2010) emploi en alternance les termes (1) droits de la personne, (2) égalité et non-discrimination, et (3) démocratie. Bhabha (2012) examine l’adoption davantage embarrassée, dans des arrêts récents comme S.L. (supra, note 170), de ce qu’il appelle la « diversité laïque » en tant que valeur canadienne ultime. Il ne s’agit pas ici de normes procédurales neutres, mais de valeurs libérales importantes qui forment en fait (même lorsqu’elles ne sont pas reconnues) la base d’une « croyance de combat » (Berger, 2002, p. 45, citant Taylor, 1995, p. 249). Bhabha (2012) soutient que ces valeurs civiques libérales fondamentales ne constituent pas simplement un ensemble de valeurs parmi d’autres, qui doivent être conciliées (p. ex. au moyen d’un critère de proportionnalité). Plutôt, ce sont les valeurs suprêmes qui fournissent le cadre normatif et les fondements de l’évaluation et de la conciliation des situations de droits et de prétentions morales contradictoires.
[189] Par exemple, Berger (2002, p. 62) soutient :
[L]orsque la conscience religieuse exige de poser des gestes qui ne cadrent pas avec le souci civique de respect des principes fondamentaux de notre société, plus particulièrement ceux de la dignité humaine, de l’autonomie et de la sécurité, ces gestes ne s’attirent pas la protection de la Charte.
Dans son examen des tendances observées dans la jurisprudence canadienne en matière de
liberté de religion, Bhabha (2012) fait référence à la tendance croissante qu’ont les juges de la Cour suprême, depuis Amselem (supra, note 137) à « mettre des bémols dès qu’ils en ont la possibilité » à la portée de la conception de la liberté de religion en articulant et en soulignant des valeurs canadiennes « non négociables ». Dans Bruker c. Markovitz, [2007] 3 R.C.S. 607, au par. 2, la juge Abella soutient ce qui suit : « Celles‑ci [les différences] ne sont pas toutes compatibles avec les valeurs canadiennes fondamentales et par conséquent, les obstacles à leur expression ne sont pas tous arbitraires » (cité dans Bhabha, 2012). La Politique sur les droits de la personne contradictoires (2012) de la CODP souligne de façon semblable l’important rôle de médiation que jouent les valeurs constitutionnelles et sociétales sous-jacentes dans la conciliation de droits contradictoires (voir la Politique sur les droits de la personne contradictoires, section 5.4.2).
[190] Stein (2009).
[191] Voir les documents de la CODP intitulés Politique sur les droits de la personne contradictoires et L'ombre de la loi : Survol de la jurisprudence relative à la conciliation de droits contradictoires.
[192] Voir par exemple Benson (2012b). Andre Schutten (2012) et Iain Benson (2012b) contestent tous les deux la façon dont les tribunaux judiciaires et administratifs interprètent les limites des défenses légales en matière d’emploi particulier prévues au par. 24(1) du Code, dans le contexte des organisations religieuses. Selon eux, les interprétations dominantes de la limite imposée par le par. 24(1) au droit des organisations religieuses d’embaucher des personnes de même confession et de leur imposer au travail des conditions en lien avec la religion sont trop restrictives et ne protègent pas adéquatement les droits d’association positifs constituant l’un des fondements de cette disposition.
[193] Certaines personnes s’inspirent de la théorie politique libérale de John Rawls, qui plaide pour l’établissement d’une société libérale neutre sur le plan de ce qui constitue le mode de vie à suivre, qui s’articule uniquement autour d’un engagement procédural profond envers le traitement équitable de tous.
[194] Voir Chiodo (2012a) pour connaître ses arguments en faveur de ce point de vue (ce qu’elle appelle le libéralisme pluraliste ou modus vivendi en s’inspirant de la philosophie politique de John Gray). À ce chapitre, Chiodo puise également dans les travaux antérieurs d’Iain Benson (Chiodo, 2012a, p. 15).
[195] Les penseurs et praticiens du milieu juridique qui plaident en faveur de la restriction minimale de la pratique religieuse dans la vie publique soutiennent que les citoyens dotés de positions éthiques et morales fondées sur la religion ont tout aussi droit que les autres à interpréter ces valeurs canadiennes et à contribuer à leur établissement et transformation, selon une perspective clairement religieuse. De plus, le philosophe politique canadien Charles Taylor (2010) fait remarquer que les valeurs fondamentales comme la dignité, l’égalité, la liberté et la fraternité peuvent être non seulement interprétées de façons diverses, mais également emprunter de diverses sources, relativement à l’inspiration (religieuse ou non religieuse) à l’origine de leur adoption. Calhoun affirme que les notions de liberté, d’émancipation et de libération proviennent en grande partie des discours religieux de l’Europe (Calhoun, 2008; citant Habermas, 2006).
[196] Le Code rend obligatoire la non-discrimination et le traitement équitable, ce qui inclut l’obligation d’accommodement des convictions et pratiques dans cinq domaines sociaux : services et installations, emploi, logement, contrats et association professionnelle. Tous ces domaines sociaux chevauchent (et trouve leur expression dominante dans) l’espace public.
Dans la jurisprudence prise en application du Code et de la Charte, les tribunaux établissent une certaine distinction entre le droit d’épouser une croyance et le droit (plus restreint) d’agir sur la foi de la croyance relativement à l’espace privé et public. Cependant, cela se produit uniquement de façon secondaire et indirecte, dans la mesure où les droits des autres (et valeurs constitutionnelles plus vastes) entrent en jeu une fois que l’on se retrouve dans l’espace public.
[197] Voir la Politique sur les droits de la personne contradictoires de la CODP pour connaître l’approche de la CODP en matière de conciliation de droits contradictoires. Voir le document intitulé Politique et directives concernant le handicap et l'obligation d'accommodement de la CODP pour obtenir des renseignements supplémentaires sur le préjudice injustifié et les exigences de bonne foi. Bien que les valeurs constitutionnelles puissent éventuellement offrir une façon supplémentaire de délimiter les droits relatifs à la croyance en situation de droits contradictoires, comme en fait état la Politique sur les droits de la personne contradictoires de la CODP, ces valeurs constitutionnelles sont généralement reconnues conformes à l’objectif de promotion de la diversité et de l’inclusion du Code (conformément au modèle de laïcité ouverte).
[199] Citant Chiodo (2012a, p. 10). Attirant l’attention sur certaines des façons dont les appels à la neutralité laïque peuvent exclure les croyants, Seljak et coll. (2008) font remarquer :
[L]es philosophes politiques ont commencé à soutenir que le fait d’interdire le discours religieux dans la sphère publique, à priori, contrevient aux droits des membres de communautés confessionnelles et est contraire à la philosophie démocratique libérale. Selon eux, l’obligation de traduire son discours religieux en idiome laïque afin de participer à une sphère publique présumée « libre de toute valeur » et fondée sur des règles rationnelles de soi-disant neutralité impose un fardeau excessif aux membres de communautés confessionnelles. Elle exige que certains membres de la population canadienne, et non d’autres, sacrifient des éléments importants de leur identité et solidarité de groupe (Seljak
et coll., 2008, p. 19.
[200] Benson (2013, p.15). Dans cet article, Benson fait également remarquer que George Jacob Holyoake, le champion du positivisme du 19e siècle à qui l’on attribue souvent le terme « laïcisme », reconnaît explicitement cette dimension de la foi ou de la conviction au sein des paradigmes non religieux et même scientifiques dans le sous-titre de son manifeste de 1896 intitulé English Secularism : A Confession of Belief (caractères gras ajoutés). Cependant, Christopher Hitchens et d’autres nouveaux athées contestent l’idée selon laquelle l’athéisme est une « conviction ». Tout en avançant, en tant que nouvel athée, que « [n]otre croyance n’est pas une croyance » et que « [n]os principes ne sont pas une religion », Hitchens admet que « [n]ous ne nous fions pas uniquement sur la science et la raison, car ceux-ci sont des facteurs nécessaires plutôt que suffisants [...] » (Hitchens, 2007, cité dans Benson, 2013, p. 14). Voir Benson, 2010; Benson, 2012a; Benson, 2012b; Chiodo 2012a).
Charles Taylor (2010) s’oppose à cette tendance à occulter les « engagements convictionnels », quel que soit le niveau de scientificité des convictions. Plutôt, il insiste sur l’importance pour chacun de reconnaître comment ses propres convictions (religieuses ou non) se font le reflet d’engagements évaluatifs profonds qui ne sont nullement neutres ou une simple expression de faits. À cet égard, le sociologue Craig Calhoun (2008, p. 8) observe que le laïcisme a souvent été interprété « comme s’il s’agissait uniquement de l’absence de religion plutôt que d’une façon particulière de voir le monde ou, en effet, d’une idéologie ». Il mentionne aussi que des aspects de l’idéologie positiviste ont été « tacitement incorporés » dans les théories politiques modernes et emplois du fait laïque, et ce, malgré les interprétations conventionnelles (pleines de bon sens, de tous les jours) donnant à la laïcité le sens de « simple absence de religion ».
[201] Benson (2012a), reprenant les propos de son mémoire intitulé Religious inclusion and the construction of the “public”, présenté et soumis lors de l’atelier juridique sur les droits de la personne, la croyance et la liberté de religion qui a été organisé conjointement par la CODP et l’Université York les 29-30 mars 2012.
[202] Supra, note 177.
[203] Supra, note 177, au par. 137.
[204] Bhabha (2012). Insistant sur l’impossibilité d’atteindre la neutralité absolue et l’enracinement de tous les points de vue et actions dans la « croyance », Benson (2010, p. 23) offre l’exemple de la personne qui choisit de ne pas porter ou exhiber de marques ou de symboles religieux en public. « Le fait de ne pas porter de symbole religieux », soutient-il, « n’est qu’une manière relativement plus vague de montrer en quoi l’on croit et ne croit pas ».
[205] Voir Woehrling (2011) pour en savoir davantage.
[206] Voir Whoerling (2011). L’opinion dissidente du juge LeBel dans Congrégation des témoins de Jéhovah de St-Jérôme-Lafontaine c. Lafontaine (Village), [2004] 2 RCS 650 exprime de façon explicite la relativité du devoir de neutralité de l’État dans le contexte juridique canadien. D’affirmer le juge (au par. 76) : « l’application sans nuance, sans souci du contexte, du principe de neutralité pourrait s’avérer incompatible avec le droit au libre exercice de la religion » (cité dans Chiodo, 2012a, p. 13).
[207] Anticipant la réaction du tribunal dans S.L. c. Commission scolaire des Chênes (supra, note 170), Charles Taylor (2010) soutient que « la raison d’être de la neutralité de l’État est précisément d’éviter de privilégier ou de défavoriser non seulement les positions à caractère religieux, mais toute position de base, qu’elle ait ou non un caractère religieux » (Talyor, 2010, p. 25). Taylor nous rappelle que les engagements envers les valeurs plus profondes qui sous-tendent les modèles démocratiques laïques canadiens consistent, après tout, « à protéger le droit des personnes d’épouser et de mettre en pratique quelque perspective qu’elles aient choisi d’adopter; à traiter les gens de façon équitable, quelles que soient leurs opinions, et à leur donner la chance de s’exprimer » (2010). Selon lui, le fait de manquer à ces engagements au nom de la laïcité, de la « religion civile » ou de « l’antireligion » revient à trahir ces principes démocratiques de la laïcité (ibidem).
[208] Supra, note 170.
[209] La juge Deschamps, s’exprimant pour la majorité de la Cour dans S.L. supra, note 170, au par. 31.
[210] La juge Deschamps, s’exprimant pour la majorité de la Cour dans S.L. supra, note 170, au par. 30.
[211] Moon (2008, p. 231). Citée par la juge Deschamps au par. 30, s’exprimant pour la majorité (juge en chef McLachlin et les juges Binnie, Deschamps, Abella, Charron, Rothstein et Cromwell) dans la décision de la Cour suprême S.L. (supra, note 170).
[212] Cité dans Chiodo (2012a). À cet égard, Bhabha (2012) applaudit la décision S.L. (supra, note 170) pour avoir épousé la valeur qu’il qualifie de « pluralisme laïque » (respect des différences non seulement religieuses, mais également culturelles variées de la société canadienne) et pour n’avoir pas craint ni caché les inévitables évaluations normatives (par opposition à faussement « neutres ») des limites des droits et libertés individuelles, ainsi que les normes fondamentales à l’origine même de ces droits et libertés. Dans ce contexte, affirme-t-il, « le tribunal se dirige peut-être, lentement mais sûrement, vers une théorie de la liberté religieuse définie et alimentée par la priorité normative que constitue le respect des différences au sein d’une société multiculturelle » (p. 14). Il voit en la situation un départ par rapport à la norme juridique historique de protection de la diversité religieuse au Canada, non pas pour des raisons de diversité multiculturelle, mais dans l’optique d’assurer l’égalité entre les religions.
[213] Voir par exemple les analyses de décisions judiciaires fondées sur cette interprétation moins inclusive de la laïcité menées par Chiodo (2012a) et Buckingham (2012).
[214] Le fait que la culture publique canadienne s’articule encore, de façon latente, autour de normes libérales protestantes n’est ni exceptionnel (d’un point de vue historique mondial) (voir Beyer, 2008) ou nécessairement troublant, en tant que fait historique, compte tenu de l’évolution historique et de la composition religieuse du Canada. Plus problématique cependant est la non-reconnaissance de ce fait fondée sur l’idée largement répandue au sein de la population canadienne selon laquelle la laïcité et ses séparation croissante de l’Église et de l’État et privatisation de la religion ont résolu le problème de l’intolérance et de la discrimination à caractère religieux. De soutenir Seljak et coll. (2008, p. 14), la stricte adhésion idéologique à la laïcité (perçue comme étant neutre) pourrait, plutôt que d’ériger un rempart contre la discrimination, produire et promouvoir davantage d’intolérance et de discrimination compte tenu du fait que « [l]es communautés minoritaires voient leurs besoins non satisfaits tandis que ceux de la majorité chrétienne le sont déjà, en grande partie du moins, par la culture et les structures de nos institutions publiques ».
[215] Pour en savoir davantage sur les concepts de discrimination structurelle et de désavantage lié à la foi en tant que conséquences du privilège résiduel chrétien dans les institutions et structures canadiennes laïques contemporaines, consulter Seljak et coll. (2008); Beaman (2008); et Beyer (2008). À la non-reconnaissance des adaptations et privilèges structurels s’offrant par défaut au groupe majoritaire s’ajoute souvent l’image de soi canadienne dominante d’un pays tolérant, égalitaire, ouvert et multiculturel.
[216] De sa perspective sociologique mondiale qui pourrait tout aussi bien s’appliquer au Canada, Craig Calhoun (2008) observe que le fait d’exclure la religion de la sphère publique « avantage sans doute une classe moyenne laïque dans de nombreux pays, une majorité "indigène" laïque en Europe et une élite blanche relativement laïque aux États-Unis, par rapport aux communautés noires, latino-américaines et immigrantes davantage religieuses » (Calhoun, 2008, p. 13). À propos de l’avenir du Canada, Seljak et coll. (2007) prédisent de façon similaire :
[L]anti-immigration, et pire encore le discours anti-immigrant, s’articulera de plus en plus autour du besoin d’ériger une société présumée éclairée, égalitaire, démocratique et laïque devant se prémunir contre les communautés confessionnelles associées aux populations immigrantes et considérées comme régressives, antidémocratiques autoritaires et irrationnelles.
[217] Selon eux, le fait de ne pas reconnaître ou inclure les communautés confessionnelles minoritaires peut et a fait en sorte qu’un segment de la population adopte une « mentalité de forteresse » et se mette à considérer la société dominante et le gouvernement comme « un "autre" hostile et dangereux qu’il faut craindre et éviter, et à qui il faut résister » (Seljak et coll., 2007, p. 18). Dans le cadre de leur étude sur la radicalisation des jeunes des communautés juives, chrétiennes, musulmanes hindoues et sikhes, Paul Bramadat et Scott Wortley (2008) qualifient l’inégalité, la discrimination et la marginalisation de facteurs clés de radicalisation religieuse des jeunes. Ils mettent en opposition
le modèle d’importation, qui part du principe qu’on importe l’extrémisme religieux dans les pays occidentaux, et le modèle de souche, qui met en lumière les conditions auxquelles se heurtent les immigrants et minorités dans les sociétés d’accueil. Bien que les deux facteurs puissent jouer un rôle, leur étude laisse entendre que les « perceptions d’injustice sociale, ainsi que les sentiments connexes de colère, de désespoir et d’aliénation peuvent donner aux jeunes les motivations et les justifications dont ils ont besoin pour participer à l’extrémisme criminel et religieux ».
[218] Selon Seljak et coll. (2008), les risques que posent la laïcité militante et la non-reconnaissance des effets néfastes de l’articulation de normes et de mesures institutionnelles contemporaines laïques autour d’un modèle chrétien résiduel qui, dans certains cas, est de plus en plus fermé et antireligieux incluent :
- le fait d’aliéner les communautés minoritaires ethnoreligieuses et de prévenir leur intégration en « refusant de reconnaître ou de respecter les éléments publics de leurs traditions religieuses » (Seljak et coll., 2008, p. 6), et de communiquer à ses communautés que leurs pratiques et identités religieuses ne sont pas compatibles avec l’identité et la citoyenneté canadienne, et – par conséquent
- le fait d’« encourager la création de "ghettos" religieux », c’est-à-dire des communautés ethnoreligieuses fermées qui ont relativement peu de lien avec le reste de la société canadienne, et, éventuellement, la radicalisation religieuse et le désengagement de la vie publique canadienne (Seljak et coll., 2008, p. 19).
[219] Saul (2008).