Skip to main content

Une plainte relative aux droits de la personne ou une affaire relative aux droits à l’égalité qui invoque plusieurs motifs de discrimination peuvent être traitées de différentes façons. L’analyse de la plainte ne sera pas la même suivant l’approche choisie, et il y a des chances pour que cette approche ait également un effet sur le résultat.

Dans la plupart des cas, il est préférable d’utiliser une approche intersectionnelle pour traiter les plaintes fondées sur des motifs multiples. Le terme

« intersectionnel » a été défini comme désignant une « oppression intersectionnelle issue de la combinaison de diverses oppressions qui, ensemble, produisent quelque chose d’unique et de différent de toute forme de discrimination individuelle[6] …» L’approche intersectionnelle tient compte du contexte historique, social et politique, et reconnaît le caractère unique de l’expérience vécue en conséquence de l’intersection de tous les motifs pertinents[7]. Elle permet de reconnaître l’expérience particulière de discrimination due à la confluence des motifs en cause et d’y remédier.

Plusieurs exemples permettent d’illustrer le caractère particulier de l’expérience de discrimination fondée sur le contexte historique, politique et social, et sur l’intersection, ou le recoupement, des motifs.

  • Dans bien des cas, l’expérience de la discrimination vécue par les femmes membres d’une minorité raciale est complètement différente de celle des hommes membres d’une telle minorité ou même des femmes en général. De même, les hommes appartenant à une minorité raciale ne ressentent pas nécessairement la discrimination de la même façon que les hommes appartenant au groupe dominant ni même que les femmes de la même culture. Cela vient du fait que les groupes sont souvent victimes de formes particulières de stéréotypes ou d’obstacles fondés sur une combinaison de motifs liés à la race et au sexe. C’est cela qu’une approche intersectionnelle permet de reconnaître.
  • Une personne qui pratique une religion particulière peut faire l’objet de discrimination religieuse uniquement si elle est identifiée par d’autres motifs comme la race, la couleur ou l’origine ethnique, ou elle peut ressentir la discrimination d’une façon différente de ses coreligionnaires suivant la relation entre sa religion et un autre motif. Le sexe peut aussi avoir un impact sur la discrimination religieuse.
  • Les femmes ont tendance à faire plus souvent l’objet de harcèlement sexuel si elles sont plus vulnérables à cause d’un autre aspect de leur expérience, comme leur arrivée récente au Canada.
  • Les personnes avec un handicap peuvent se heurter à des obstacles particuliers lorsqu’elles sont identifiées par d’autres motifs. Par exemple, lors des consultations organisées par la Commission sur la discrimination fondée sur l’âge, il a été dit que, pour les personnes handicapées, le vieillissement peut être lourd de conséquences ou créer une double discrimination. En effet, les statistiques confirment les désavantages particuliers dont souffrent les aînés invalides[8]. De même, les recherches indiquent que les personnes avec un handicap et les personnes qui sont membres de groupes identifiés par leur race courent davantage de risques d’être sans emploi ou sous employées[9]. C’est ainsi que les membres des groupes identifiés par leur race peuvent subir un double désavantage. Les problèmes des Autochtones handicapés ne sont pas différents de ceux des autres personnes handicapées, mais ils sont aggravés par les questions relatives aux divers champs de compétence gouvernementaux qui sont à l'origine du manque de services offerts aux Autochtones handicapés dans les réserves et des difficultés d'accès aux services pour ceux qui vivent à l’extérieur[10]. Les preuves indiquent également que les femmes avec un handicap souffrent d’un désavantage supplémentaire par suite de l’intersection du handicap et du sexe[11].
  • La discrimination fondée sur l’orientation sexuelle peut être ressentie différemment par les hommes gais et les lesbiennes en conséquence des stéréotypes sur la sexualité et les relations intimes. De plus, la Politique sur la discrimination liée au VIH et au SIDA[12]  de la Commission reconnaît que cette fausse idée que le sida est une « maladie d’homosexuels » peut avoir un effet disproportionné sur les hommes gais et donner lieu à une discrimination fondée à la fois sur l’orientation sexuelle et le handicap perçu[13].

Ce ne sont là que quelques exemples de la complexité de l’expérience de la discrimination telle qu’elle est vécue lorsque des motifs multiples entrent en jeu. Bien d’autres ont émané du travail sur les politiques de la Commission et des plaintes dont elle est saisie. On trouvera des exemples supplémentaires tout au long du présent document et il en émergera d’autres à mesure que la Commission approfondira son analyse du caractère intersectionnel d’un grand nombre de plaintes.

L’utilisation d’une approche intersectionnelle ou contextualisée de la discrimination fondée sur des motifs multiples présente de nombreux avantages. Elle permet de reconnaître la complexité de la façon dont les personnes ressentent la discrimination, de tenir compte du fait que l’expérience de discrimination peut avoir un caractère unique et de prendre en considération le contexte social et historique du groupe. L’approche intersectionnelle met l’accent sur la façon dont la société traite la personne en conséquence de la confluence des motifs et n’exige pas d’elle qu’elle se moule dans un compartiment ou une catégorie rigide. Elle répond au fait que la discrimination a évolué et qu'elle a tendance à être moins ouverte et plus subtile, et à s’exprimer à de multiples niveaux, systémiques, environnementaux et institutionnels. L’honorable juge L’Heureux-Dubé a résumé de la façon suivante les avantages de cette façon de procéder :

[...] il peut y avoir chevauchement entre diverses catégories d’actes discriminatoires, et […] certaines personnes peuvent être depuis toujours victimes d’exclusion pour motif fondé à la fois sur la race et le sexe, l’âge et un handicap physique, ou toute autre combinaison d’actes discriminatoires. La situation de personnes qui sont victimes d’actes discriminatoires multiples est particulièrement complexe […] Classer ce genre de discrimination comme étant principalement fondée sur la race ou sur le sexe, c’est mal concevoir la réalité des actes discriminatoires tels qu’ils sont perçus par les victimes[14].

Bien qu’une analyse intersectionnelle puisse s’appliquer à toutes les combinaisons de motifs, elle présente des avantages particuliers pour les causes liées à la race. C’est ainsi que la Conférence mondiale contre le racisme, la discrimination raciale, la xénophobie et l’intolérance qui y est associée, qui s’est tenue en 2001 en Afrique du Sud, a souligné qu’il était important de reconnaître la façon dont se recoupent des formes multiples de discrimination[15]. De plus, ce peut être une stratégie utile de lier les motifs de discrimination à l’environnement social, économique, politique et légal qui contribue à l’acte discriminatoire. Une analyse contextuelle pourrait inclure des circonstances (comme le sous-emploi ou le chômage, la pauvreté ou la clochardise) qui ne sont peut-être pas couvertes directement par le Code des droits de la personne de l’Ontario (le « Code »), mais qui se traduisent, néanmoins, par des niveaux élevés de désavantage pour les populations vulnérables. Enfin, elle pourrait être utilisée pour inclure dans le champ d’application du Code les protections des droits de la personne prévues dans les conventions internationales.

Beaucoup de chercheurs et de porte-parole ont avancé que le traitement des plaintes relatives aux droits de la personne devrait tenir compte du fait que les êtres ont des identités multiples et que ces identités façonnent l’expérience qu’ils font de la discrimination. Au sein de la Commission, nous reconnaissons de plus en plus que nous comprenons mieux la force de l’impact produit lorsque des motifs de discrimination se chevauchent, et que les instruments d’application d’une analyse intersectionnelle s’avéreront très utiles dans le traitement des plaintes – de l’enquête à la poursuite – et dans notre travail sur les politiques. Comme les organismes de défense des droits de la personne et les cours du Canada n’ont guère avancé dans ce domaine,

l’établissement d’un cadre d’analyse intersectionnelle pourrait marquer l’orée d’une ère nouvelle.


[6] M. Eaton, « Patently Confused, Complex Inequality and Canada v. Mossop », Revue d’études constitutionnelles, vol. 1 (1994), p. 203 à 229.
[7] C. A. Aylward, « Intersectionality: Crossing the Theoretical and Praxis Divide » (document distribué lors la conférence nationale sur les droits à l’égalité intitulée « Transformer l’avenir des femmes : Droits à l’égalité dans le nouveau centenaire » et présentée par le FAEJ de la côte Ouest, 4 novembre 1999) [inédit].
[8] Voir Il est temps d’agir : Faire respecter les droits des personnes âgées en Ontario, supra note 3.
[9] Par exemple, À l’unisson : Une approche canadienne concernant les personnes handicapées : Document d’orientation (ministres fédéral, provinciaux et territoriaux responsables des services sociaux, 1998) note que « les taux d’emploi et d’activité des personnes handicapées sont inférieurs à ceux des personnes non handicapées » (à la p. 36). De même, la Fondation canadienne des relations raciales, dans Inégalité d’accès : profil des différences entre les groupes ethnoculturels canadiens dans les domaines de l’emploi, du revenu et de l’éducation (préparé par la Fondation canadienne des relations raciales pour le Conseil canadien de développement social, 2000) décrit les obstacles à l’emploi auxquels font face les groupes identifiés par leur race.
[10] À l’unisson : Une approche canadienne concernant les personnes handicapées : Document d’orientation, ibid., p. 39.
[11] « Les femmes handicapées assument une part disproportionnée du travail domestique au foyer, ce qui constitue un obstacle important à leur participation au marché du travail et contribue au niveau de pauvreté accru de plusieurs d’entre elles », ibid., p. 36. Voir également D. Pothier, « Connecting Intersecting Grounds of Discrimination to Real People’s Real Experiences » (document distribué lors de la conférence nationale sur les droits à l’égalité intitulée « Transformer l’avenir des femmes : Droits à l’égalité dans le nouveau centenaire » présentée par le FAEJ de la côte Ouest, 4 novembre 1999) [inédit].
[12] (Janvier 2000), en ligne : Commission ontarienne des droits de la personne <www.ohrc.on.ca>.
[13] Voir, par exemple, Moffat c. Kinark Child and Family Services (No 4) (1998), 35 C.H.R.R. D/205 (Comm. d’enquête de l’Ont.).
[14] La juge L’Heureux-Dubé, écrivant au nom de la minorité dans l’affaire Canada (Procureur général) c. Mossop, [1993] 1 R.C.S. 554, p. 645 et 646 [ci-après Mossop].
[15] Par exemple, dans un discours d’ouverture, Mary Robinson, la Haute-Commissaire des Nations Unies aux droits de l’homme et Secrétaire-générale de la Conférence mondiale contre le racisme, a déclaré :

Je sais que vous êtes également conscient de la façon dont peuvent se recouper des formes multiples de discrimination – comment le sexe s'ajoute à la race, comment l'orientation sexuelle s'ajoute à la race, comment la pauvreté s'ajoute à la race. C'est une dimension à laquelle cette conférence accorde l'attention particulière qu'elle mérite. [en ligne : Haut-Commissariat des Nations Unies aux droits de l’homme <http://www.unhchr.ch/french/hchr_un_fr.htm> (date d’accès : 27 septembre 2001)].