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Le harcèlement sexuel : un acte qui relègue les femmes à la marge de la vie publique

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Mars 7, 2018

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De l’école élémentaire, je ne conserve que peu de souvenirs. Je me rappelle toutefois très clairement avoir posé la question suivante, en quatrième année : « Qu’est-ce que le viol? » avais-je demandé de manière anonyme lors d’un cours d’éducation sexuelle. Je restais, je m’en souviens, perplexe devant ce mot surpris dans les conversations d’adultes et les confidences de cour d’école, ou entendu au quotidien dans les feuilletons de l’après-midi et les nouvelles du soir. Si j’ai oublié la réponse apportée par mon enseignant, celle-ci n’avait, de mémoire, pas convaincu la fillette de neuf ans que j’étais. Une explication technique, qui n’a pas su prendre en compte toute la gravité de ma question.

Dans les années 1990, je me suis orientée vers la défense des droits de la femme, à la grande déception de mes parents, qui voyaient en moi une future femme d’affaires ou universitaire. Ces rêves ne se sont jamais concrétisés, car j’ai ressenti la volonté impérieuse de m’engager dans l’action directe.

À peine entrée dans l’âge adulte, je fus indignée qu’on attende de moi que j’accepte la réalité de la violence masculine tout en tâchant d’y échapper avec habileté. Je fus consternée de constater que dans ma communauté, le mariage et l’éducation des enfants suscitaient davantage d’intérêt que l’éducation et l’emploi. Je fus stupéfaite que mes aspirations professionnelles puissent être affectées par mes droits génésiques. J’éprouvais le besoin irrésistible de faire bouger les lignes. Les jeunes filles perdent très tôt leur innocence, et ce constat est profondément désolant.

Ce n’est que plus tard, au cours de mes années d’études et d’activisme, que j’ai compris que la violence contre les femmes répond à une logique menant à la domination des femmes et à leur exclusion de la vie publique. Le patriarcat a préservé les privilèges des hommes – au sein des sphères sociale, politique et économique. La propagation du harcèlement sexuel est allée de pair avec la participation accrue des femmes aux milieux intellectuels et professionnels. Et, à l’instar de la violence familiale, le phénomène était dicté par le souci de reléguer les femmes « à leur place ».

Voilà pourquoi je dis toujours que je suis devenue féministe avant d’embrasser la carrière d’avocate et de défendre les droits de la personne.

J’ai été nommée commissaire en chef peu avant le procès de Jian Ghomeshi. Son acquittement a démontré que le système de droit semblait alors incapable d’« ajouter foi au témoignage des victimes ». Depuis, la solidarité entre les femmes et leurs défenseurs a brisé tant bien que mal les digues protectrices des privilèges et du secret. Les milieux de travail qui ont passé sous silence ces comportements de prédation ont implosé, l’un après l’autre. Cette promesse, par laquelle l’État de droit s’était engagé, seuls les médias sociaux sont parvenus à l’honorer. 

La lame de fond foudroyante déclenchée par le mouvement #MeToo, qui a déferlé sur toutes les classes, toutes les races et dans tous les recoins du monde, est étourdissante. Elle démontre qu’en 2018, malgré l’existence de lois contre le harcèlement adoptées voilà des décennies, les femmes se voient encore imposer des relations sexuelles en contrepartie de leur réussite économique, que ce soit dans l’industrie du divertissement, sur la scène politique ou dans le monde du sport. Cette impulsion de la société, mue par les célébrités de Hollywood, et non par des intellectuelles ou des avocates féministes, a fermé la porte de l’impunité aux organismes qui protègent les prédateurs. L’époque où nous considérions les hommes de pouvoir comme d’éternels enfants, incapables de s’amender, est désormais révolue.

Mais le sont-ils vraiment? Le bref élan de solidarité qui s’est exprimé au travers de ce « plaidoyer du mot-clic » ne signifie pas que toutes les femmes sont à présent hors de danger. Comment le mouvement #MeToo aidera-t-il les migrantes employées dans les exploitations agricoles, les filles autochtones qui laissent derrière elles leur foyer pour mener leurs études secondaires, les jeunes GLBT qui se retrouvent à la rue, les étudiantes du palier postsecondaire aux prises avec des troubles de santé mentale, les détenues et les travailleuses à faible revenu? Devant la pauvreté et la vulnérabilité, les femmes et les filles deviennent des proies faciles. Comment pouvons-nous assurer à toutes ces femmes que pour elles aussi, il est enfin temps – #TimesUp –?

Selon moi, il convient tout d’abord que chacun comprenne que vivre sans être harcelée est d’un droit de la personne. Qu’il est essentiel de briser les entraves de la violence pour que subsistent la dignité, l’égalité et l’espérance humaines. Une évolution de cette ampleur exige de mener un dialogue continu, dans tout le pays, depuis la chaire et l’estrade, dans les conseils d’administration, autour de la machine à café et dans les dîners. Cela exige également que les hommes et les garçons s’investissent dans une même mesure, et requiert un dialogue franc afin d’éviter la polarisation sur le pur antagonisme victime-agresseur. Cela exige que nous travaillions toutes et tous pour mettre un terme à l’impunité et que nous demandions notamment justice pour les victimes du harcèlement sexuel, que cette violation ait été subie sur un lieu de travail, sur un campus, dans un logement locatif ou lors de la prise en charge par l’État.

Si livrer un témoignage saisissant du harcèlement sexuel, une violation des droits de la personne, [constitue un acte salutaire] pour les victimes, il peut aussi s’avérer bénéfique de demander réparation par l’entremise du processus relatif aux droits de la personne. Dans les affaires portant sur les droits de la personne, les victimes disposent, en tant que requérantes, d’un pouvoir sans équivalent pour maîtriser et orienter le propos de l’affaire. Apporter la preuve du harcèlement sexuel devant un tribunal s’avère une tâche moins lourde d’obligations que dans le cas d’un procès pénal dans la mesure où le bien-fondé des allégations est établi sur la seule base de la prépondérance des probabilités (et non hors de tout doute raisonnable). Qui plus est, le système des droits de la personne donne la possibilité aux victimes de demander des comptes tant aux individus qu’aux institutions. Une possibilité qui accentue le glissement des mentalités vers la fin de l’impunité accordée pour des faits de violence sexuelle. Les victimes peuvent solliciter une compensation financière (accordée, par exemple, pour la perte de revenu ou pour les frais liés à la thérapie), mais elles peuvent aussi empêcher que d’autres femmes soient exposées à de telles atteintes en assurant des voies de recours (telles que l’adoption de politiques pour la lutte contre le harcèlement et la mise en place d’un processus de dépôt de plaintes spécifique et de séances de formation et de sensibilisation obligatoires).  

Si je n’y avais jamais songé jusqu’à présent, il me semble injuste qu’une enfant de neuf ans doive se soucier de ce qu’est le viol ou encore qu’une jeune fille doive renoncer à son rêve de briller dans le monde des affaires ou scientifique, alors qu’il ne s’agit là que d’égalité fondamentale. Nous devons promettre à nos filles qu’elles n’auront pas à tolérer, au nom du progrès et de la prospérité future, ce cycle de violence et de honte en apparence inéluctable. Et nous devons, dès à présent, donner suite à cette promesse.

Renu Mandhane
Commissaire en chef
Commission ontarienne des droits de la personne