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Éditorial publié sur nationalnewswatch.com : Du danger d’être Autochtone et d’avoir un handicap au Canada

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Novembre 1, 2020

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Cet éditorial de la commissaire en chef Ena Chadha sur les droits des Autochtones et des personnes handicapées dans le domaine des soins de santé a été publié sur nationalnewswatch.com le dimanche 1er novembre 2020.

Du danger d’être Autochtone et d’avoir un handicap au Canada

« C’est meilleur pour fourrer qu’autre chose » [elle est juste bonne pour le sexe]. Voilà quelques-uns des derniers mots qu’aura entendus Joyce Echaquan, une femme atikamekw, alors qu’elle agonisait dans un hôpital au Québec en septembre dernier. Tout en réclamant de l’aide depuis son lit d’hôpital, elle a commencé à filmer en direct sur Internet les insultes proférées à son endroit. On y entend des infirmières se moquer de sa douleur, la qualifier d’« épaisse en câlisse » et se gausser du fait que ses enfants auraient honte d’elle s’ils la voyaient.

Joyce Echaquan est décédée peu de temps après, en nous laissant une preuve poignante et déchirante du racisme systémique et profondément ancré auquel les populations autochtones sont confrontées lorsqu’elles cherchent à se faire soigner. Nous ne pouvons pas ignorer que les mots utilisés pour rabaisser la dignité de Joyce Echaquan n’étaient pas seulement liés à sa qualité d’Autochtone, mais aussi à son identité de femme et de mère.

À l’instar des femmes et des filles autochtones disparues et assassinées qui étaient particulièrement vulnérables à la violence et à l’inaction des pouvoirs publics du fait de leurs identités ancestrales et sexuelles entrecroisées, Joyce Echaquan a été dénigrée en raison de son identité multidimensionnelle. La Commission ontarienne des droits de la personne (CODP) reconnaît depuis longtemps que la discrimination est de nature intersectionnelle et que les actes de discrimination dont sont victimes les personnes ayant des identités croisées ne peuvent être ni compartimentés ni envisagés de manière isolée à travers le prisme d’une seule identité.

Il ne fait aucun doute que les infirmières ont lancé des injures à l’encontre de Joyce Echaquan en raison de ses identités multiples : son ascendance, sa race, son genre et son état familial. Seules des personnes ayant des identités concomitantes comme Joyce Echaquan auraient été ouvertement rabaissées, réduites à leur sexualité et traitées de mauvaises mères sous le flot d’une même logorrhée nocive.

Surtout, Joyce Echaquan a aussi été victime de mauvais traitements en raison d’un autre élément : elle cherchait à se faire soigner au Canada. Elle aurait eu, en effet, des maux d’estomac et des problèmes cardiaques. En droit des droits de la personne, cela signifie qu’elle présentait une caractéristique protégée qui s’entrecroise avec d’autres motifs de discrimination : le handicap.

Au Canada, les personnes handicapées indiquent régulièrement être refoulées et se faire manquer de respect dans les services de santé. La plus grande proportion des plaintes pour violation des droits de la personne dans le pays tient au handicap. En 2018, l’Organisation mondiale de la Santé a souligné que les personnes handicapées étaient « quatre fois plus nombreuses à faire état de mauvais traitements et presque trois fois plus nombreuses à déclarer avoir été confrontées à des refus de soins ».

Si les propos ignobles dont elle a fait l’objet sur son lit de mort ciblaient à la fois sa qualité de mère, de femme et d’Autochtone, Joyce Echaquan a été exposée à de mauvais traitements en raison de sa santé – et son expérience n’est pas unique. D’après un article récent de la Revue canadienne de santé publique, les Autochtones vivant en milieu urbain affichent une prévalence élevée de discrimination sous la forme de comportements négatifs tels que des insultes et des traitements injustes, y compris dans les établissements de soins de santé.

En 2008, Brian Sinclair, un homme autochtone en fauteuil roulant, est décédé en attendant des soins pendant 34 heures dans une salle d’urgence à Winnipeg. D’après l’enquête du coroner, le personnel de l’hôpital a supposé qu’il était sans abri et cherchait à s’abriter du froid, ou qu’il était ivre et était en train de « cuver ». Plus tard, en 2017, un rapport intitulé « Ignored to death » (Ignoré jusqu’à la mort) a attribué le décès de Brian Sinclair au racisme et conclu que l’enquête du coroner n’avait pas tenu compte des schémas sociaux d’ensemble.

Bien que des Autochtones aient déposé des plaintes auprès des tribunaux des droits de la personne au sujet de faits de discrimination dans les services de santé, peu de causes ont donné lieu à des réparations pour les victimes.

Par exemple, dans Marchand v. St. Michael’s Hospital, une affaire jugée en 2015 en Ontario, une femme autochtone a allégué avoir été victime de mauvais traitements à l’hôpital, et notamment de présomptions stéréotypées sur la consommation d’alcool. Elle a fait valoir que, comme les barrières latérales l’avaient empêchée de sortir de son lit, elle avait été contrainte de déféquer dans son lit et, au lieu de lui permettre de se nettoyer, le personnel l’avait nettoyée sans son consentement. Ces allégations, quoique graves, ont été rejetées par le tribunal pour des raisons de procédure en raison d’un retard.

Dans Boyer v. Sault Area Hospital, une autre affaire entendue en Ontario en 2015, la requérante affirmait que l’hôpital ne lui avait pas fourni « des soins médicaux appropriés en raison de son identité comme femme des Premières Nations » (traduction). Cette plainte a finalement été rejetée pour motif d’abandon parce que la requérante est décédée et que personne n’a déposé les documents nécessaires pour poursuivre la procédure.

Dans Cole and Joseph v. Northern Health Authority, une affaire instruite en 2014 en Colombie-Britannique, les requérants alléguaient que le Wrinch Memorial Hospital, qui servait des communautés autochtones, était sous-financé et nettement en dessous des hôpitaux destinés à d’autres populations. Dans Naziel-Wilson v. Providence Health Care, une autre affaire examinée en 2014 en Colombie-Britannique, une femme autochtone alléguait « avoir fait l’objet de stéréotypes raciaux, avoir été refoulée d’un hôpital et s’être vu refuser un traitement médical important en raison de considérations stéréotypées fondées sur son identité et son apparence » (traduction). Enfin, dans A v. Y and X Association, toujours en Colombie-Britannique, une femme soutenait que son médecin avait formulé une remarque stéréotypée au sujet de l’abus d’alcool en lien avec son identité autochtone.

Les affaires susmentionnées relatives aux droits de la personne étaient bien placées pour aboutir, mais aucune audience complète n’a eu lieu et aucun jugement définitif n’a été rendu. Parfois, les affaires juridiques sont résolues par voie de médiation, l’inconvénient étant que les questions d’importance publique peuvent être réglées en privé et ne pas créer de précédents ni entraîner de changement durable.

Il est clair que, lorsque leur identité autochtone se croise avec la santé, les Autochtones subissent un cumul de mauvais traitements. Les derniers instants de Joyce Echaquan sont un exemple tragique et saisissant des difficultés vécues par une femme et une mère autochtone malade. Il ne suffit pas de reconnaître que les Autochtones sont souvent victimes de discrimination systémique au Canada. Nous devons également comprendre que, lorsqu’une personne autochtone possède une identité croisée, par exemple sur la base de son genre ou d’un handicap, nos systèmes l’attaquent encore plus. De plus, lorsque des plaintes sont déposées dans nos systèmes des droits de la personne, elles finissent rarement par aboutir en justice.

Que faut-il changer pour que les personnes autochtones qui tombent malades puissent, en tant que femmes ou mères ou en tant qu’hommes handicapés, ne pas subir d’autres préjudices? Si les Autochtones ne peuvent pas se faire soigner sans courir des risques accrus de violence verbale et de négligence, qu’est-ce que cela révèle de notre société? Les tribunaux canadiens des droits de la personne devraient-ils employer des méthodes différentes pour que des affaires semblables à celle de Joyce Echaquan soient pleinement entendues?

Il est indispensable, dans un premier temps, de mesurer l’importance publique des affaires visant la prestation de soins de santé aux Autochtones et de tenir compte des obstacles systémiques auxquels les communautés autochtones font face pour exercer leurs droits légaux. Il faut également exiger que les tribunaux des droits de la personne reconnaissent qu’on ne peut appréhender l’ampleur du préjudice et de la discrimination qu’en examinant les identités cumulées conjointement, et non séparément.

À l’heure actuelle, deux affaires importantes de nature systémique visant à protéger les droits des Autochtones en matière de soins de santé sont en cours d’instruction dans les plus grands tribunaux des droits de la personne du pays. En février 2019, la CODP a déposé une plainte alléguant que des fournisseurs de services publics avaient fait preuve de discrimination en raison du traitement qu’ils avaient infligé à Joey Knapaysweet et à Agnes Sutherland, décédés à Timmins en 2018 après avoir quitté la Première Nation de Fort Albany, à plus de 400 kilomètres de là, afin d’obtenir des services de santé qui n’étaient pas offerts dans leur collectivité.

En juillet 2020, l’Union of British Columbia Indian Chiefs a déposé une plainte contre le ministère de la Santé au nom des communautés autochtones, affirmant que la politique de la province en matière de transplantation hépatique restreignait de manière discriminatoire « l’accès à des soins de santé vitaux et nécessaires ». En conférant à la plainte le statut d’affaire représentative, le tribunal a indiqué que les Autochtones étaient « sous-représentés de manière disproportionnée » dans les recours pour violation des droits de la personne.

Bien que le décès de Joyce Echaquan ait donné lieu à des licenciements, à des excuses et à des réflexions sur la mise en place d’une formation contre le racisme, il est peu probable que ces mesures aboutissent à un changement à long terme. Les efforts doivent dépasser les réactions ponctuelles. Nous devrions nous indigner de ce qui est arrivé à Joyce Echaquan. Mais nous devrions également nous indigner de ce qui se passait bien avant sa mort et de ce qui se reproduira inévitablement si nous ne traduisons pas notre indignation en actes concrets. Notre société et nos systèmes juridiques doivent reconnaître que les discriminations actuelles sont profondément systémiques et présentent un caractère hautement multidimensionnel et que, au bout du compte, ce sont la dignité, les droits de la personne et la vie d’individus qui sont en jeu.

Ena Chadha est commissaire en chef de la Commission ontarienne des droits de la personne.