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Lettre à Ministère du Solliciteur général Jones - Centre de détention d’Elgin-Middlesex

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Mai 17, 2019

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L’honorable Sylvia Jones
Ministère du Solliciteur général
18e étage, édifice George Drew
25, rue Grosvenor
Toronto (Ontario)  M7A 1Y6

Madame la Solliciteure générale,

Je vous remercie d’avoir accordé à la Commission ontarienne des droits de la personne (CODP) la possibilité de visiter le Centre de détention d’Elgin-Middlesex (CDEM), à London, en Ontario, le 21 mars 2019.

Je vous écris aujourd’hui pour vous présenter un résumé de nos conclusions fondées sur :

  • une visite de l’établissement
  • nos échanges avec le chef d’établissement, les hauts responsables et les cadres supérieurs du ministère du Solliciteur général (MSG)
  • nos interactions avec des représentant.e.s du syndicat
  • des entrevues privées et des échanges de courriers avec des détenu.e.s de sexe féminin et masculin
  • la récente couverture médiatique
  • les recommandations du jury de l’enquête du coroner et les engagements gouvernementaux connexes

Comme vous le savez, depuis 2016, la CODP visite des prisons et des centres correctionnels de tout l’Ontario dans le cadre de ses activités de surveillance de la mise en œuvre du règlement atteint dans l’affaire Jahn v. Ministry of Community Safety and Correctional Services. De plus, en vertu de l’art. 29 du Code des droits de la personne (ci-après le « Code »), la CODP a pour mandat législatif de procéder à des examens et à des enquêtes en ce qui concerne les conditions qui peuvent occasionner des situations de tension ou de conflit dans une collectivité ou une institution, et de faire rapport à la population ontarienne sur la situation des droits de la personne en Ontario.

Les conditions de détention au CDEM sont parmi les pires qu’il m’ait été donné de voir en Ontario. Quatorze personnes détenues sont décédées au CDEM au cours de la dernière décennie. L’établissement est surpeuplé, insalubre et dangereux. Les besoins des détenu.e.s en matière de santé mentale, de toxicomanie et de croyance ne sont pas satisfaits de manière adéquate. Les agent.e.s des services correctionnels ne sont pas correctement formés ou soutenus. Ces conditions déshumanisantes vont à l’encontre des principes de réadaptation et de réinsertion, et posent un risque sérieux pour la santé et la sécurité des personnes détenues comme des agent.e.s des services correctionnels.

Les conditions de détention au CDEM ne respectent absolument pas l’Ensemble de règles minima des Nations Unies pour le traitement des détenus (ci-après les « Règles Mandela ») et ont un effet disproportionné sur les personnes détenues vulnérables. En vertu du Code, le MSG est tenu de répondre aux besoins particuliers des détenu.e.s aux prises avec des troubles de santé mentale ou des dépendances, ainsi que des personnes détenues musulmanes et autochtones. Les conditions de détention au CDEM ne permettent pas de remplir ces obligations en matière de droits de la personne.

Cela fait des années que le MSG est au courant des problèmes qui se posent dans cet établissement. Même si la CODP accueille favorablement l’engagement du gouvernement à recruter « plus de diplômé.e.s du programme de formation des agent.e.s des services correctionnels » et à « renforcer la sécurité » au CDEM, il est peu probable que ces engagements modestes suffisent à résoudre les graves problèmes rencontrés au sein de l’établissement.

Surpopulation

La surpopulation atteint des proportions extrêmes au CDEM. Des cellules initialement prévues pour accueillir une seule personne sont désormais souvent occupées par trois à cinq personnes. Dans les rangées, des salles d’activités ont été transformées en cellules pour accueillir encore plus de détenu.e.s. Nous sommes entrés dans une cellule occupée par trois personnes – dont deux dans des lits superposés et une à même le sol près de la cuvette de toilette – et nous avons constaté de visu les conditions de promiscuité et d’insalubrité. En cas de confinement, par exemple en raison des pénuries constantes de personnel, les personnes détenues peuvent passer plusieurs jours enfermées dans leurs cellules.

La surpopulation accroît le stress et l’anxiété des détenu.e.s vulnérables, notamment des jeunes ou des personnes ayant des troubles de santé mentale, ce qui peut conduire à un placement « volontaire » en isolement, à la consommation de substances intoxicantes, à la violence ou à d’autres comportements dangereux.

La règle 12 des Règles Mandela stipule que « [l]orsque les détenus dorment dans des cellules ou chambres individuelles, celles-ci ne doivent être occupées la nuit que par un seul détenu », et précise que même en cas de « suroccupation temporaire, (...) il n’est pas souhaitable que deux détenus occupent la même cellule ou chambre ». La règle 15 stipule que les « installations sanitaires » (c.-à-d. les toilettes) doivent être propres et permettre aux détenus de satisfaire leurs besoins « d’une manière propre et décente ». Ces normes sont très loin d’être respectées au CDEM.

Conditions insalubres

Plusieurs personnes détenues ont indiqué que l’établissement avait été nettoyé de fond en comble en prévision de la visite de la CODP, mais les détenu.e.s comme les agent.e.s des services correctionnels ont signalé que les moisissures, la mauvaise qualité de l’air et de la ventilation et l’écotoxicité sont une source de préoccupation permanente. Nous avons constaté de visu les conditions insalubres et remarqué une odeur perceptible dans tout l’établissement.

Les personnes détenues occupent des cellules sécurisées par une porte blindée dotée d’une petite trappe pour passer les repas. Les cellules que nous avons pu voir ne comportaient pas de fenêtre. Les cours sont petites et pavées, et le personnel a indiqué que certaines d’entre elles sont subdivisées pour permettre à des détenu.e.s incompatibles de sortir dans la cour au même moment. En raison des problèmes de surpopulation et d’incompatibilité, le personnel ne peut pas garantir aux détenu.e.s une sortie quotidienne dans la cour.

La règle 17 des Règles Mandela stipule que les lieux de détention « doivent être correctement entretenus et être maintenus en parfait état de propreté à tout moment ». La règle 35 prévoit une surveillance régulière des conditions de détention par les agences de santé publique pour vérifier la propreté de l’établissement, ainsi que l’adéquation des installations sanitaires, de l’éclairage, de la ventilation, etc.

La règle 14 des Règles Mandela porte sur l’importance de l’entrée de lumière naturelle et d’air frais et de la ventilation. En vertu de la règle 23, les personnes détenues doivent avoir « une heure au moins par jour d’exercice physique approprié en plein air ». Ces normes sont très loin d’être respectées au CDEM.

Conditions dangereuses

Les détenu.e.s comme les agent.e.s des services correctionnels se sont dits extrêmement inquiets pour leur sécurité personnelle.

Chacune des personnes détenues à qui nous avons parlé a évoqué la menace quasi constante de violence. Elles peuvent faire l’objet de violence de la part d’autres personnes détenues si elles ne parviennent pas à faire entrer des drogues de contrebande dans l’établissement. Certaines personnes détenues ont dit subir des préjudices graves, et des agent.e.s des services correctionnels ont fait l’objet d’allégations de violence.

Les agent.e.s des services correctionnels ont souligné qu’ils n’ont accès à aucun programme pertinent pour faire face aux facteurs criminogènes des personnes détenues, alors même que le CDEM accueille une population particulièrement dangereuse. En l’absence d’outils efficaces permettant une participation proactive des personnes détenues, une sous-culture carcérale s’est enracinée, donnant les moyens aux plus dangereuses de contrôler la rangée et de s’en prendre aux plus faibles.

Les agent.e.s des services correctionnels ont également signalé des niveaux élevés de violence et de mauvais traitements de la part des personnes détenues, et fait le lien avec la hausse du nombre de congés de maladie au sein du personnel. Ces congés de maladie créent un cercle vicieux qui, au final, complique encore plus le travail des agent.e.s en fonction, du fait des confinements et de l’insécurité accrue dans le milieu carcéral. Il semblerait que les taux élevés de stress au travail au sein du personnel du CDEM n’aient pour l’instant pas suscité de réaction d’ampleur de la part du MSG, même si nous espérons que la récente annonce de financement du gouvernement fournira une forme de soutien aux membres du personnel correctionnel pour répondre aux traumatismes liés au stress professionnel.

Les agent.e.s des services correctionnels ont indiqué que l’infrastructure actuelle favorise l’« entreposage » au détriment de la réadaptation, en privilégiant la sécurité statique au détriment de la surveillance directe. Cela va à l’encontre des données de la recherche qui montrent que la surveillance directe est plus sécuritaire parce qu’elle permet à des agent.e.s des services correctionnels correctement formés d’interagir avec les personnes détenues dans un contexte social, au sein de leurs unités résidentielles.

Les agent.e.s des services correctionnels ont fait savoir qu’ils n’étaient pas correctement formés pour répondre aux besoins particuliers des personnes détenues au CDEM. À titre d’exemple, ils ont indiqué qu’aucune formation ne leur est proposée sur les techniques de désamorçage ou les stratégies à adopter pour prendre en charge les personnes ayant des troubles de santé mentale et veiller à ce qu’elles reçoivent des services appropriés. Là aussi, nous espérons que la récente annonce de financement du gouvernement permettra de dispenser une formation supplémentaire au personnel pour répondre à certains de ces enjeux, mais il est probable qu’une telle formation soit insuffisante sans un soutien direct visant à répondre aux besoins des personnes détenues ayant des troubles de santé mentale.

En nous fondant sur plusieurs sources, nous comprenons que les procédures opérationnelles normalisées et les politiques du ministère sont considérées comme des « orientations non contraignantes » par la direction comme par le personnel. Plusieurs personnes ont fait remarquer qu’il serait impossible de s’y conformer au CDEM.

La règle 1 des Règles Mandela souligne qu’il est primordial d’assurer la sûreté et la sécurité des personnes détenues et du personnel. Les règles 75 et 76 stipulent que le personnel pénitentiaire doit recevoir une formation régulière fondée sur des données probantes portant, au minimum, sur « [l]a sécurité et la sûreté, notamment la notion de sécurité dynamique, l’usage de la force et de moyens de contrainte, ainsi que la prise en charge des délinquants violents, en tenant dûment compte des techniques de prévention et de désamorçage telles que la négociation et la médiation ».

Ces normes sont très loin d’être respectées au CDEM.

Mesures d’adaptation pour les personnes aux prises avec des troubles de santé mentale ou des dépendances

Le personnel et la direction ont confirmé que de nombreuses personnes détenues au CDEM sont aux prises avec des troubles de santé mentale ou des dépendances (y compris à des opioïdes) qui découlent souvent de traumatismes subis avant l’incarcération, au sein de la société.

Toutes les personnes à qui nous avons parlé ont confirmé qu’il est relativement facile de se procurer des drogues illicites en milieu carcéral et se sont inquiétées du nombre de décès par surdose au CDEM. Les agent.e.s des services correctionnels ont expliqué avoir réussi à administrer de la naloxone pour éviter certains décès. Nous nous félicitons également du fait que les personnes détenues sont en mesure de bénéficier de programmes de traitement à la méthadone et au Suboxone et de commencer à les suivre, pendant leur incarcération. Nous comprenons que la demande pour ces services de santé est très forte, chez les hommes comme chez les femmes, mais que les ressources en personnel sont insuffisantes pour y répondre.

Les personnes détenues ont indiqué que les listes d’attente pour consulter un ou une médecin, dentiste et/ou psychiatre sont extrêmement longues – le délai étant de plusieurs semaines, voire plusieurs mois. Les agent.e.s des services correctionnels ont signalé que même lorsque du personnel infirmier ou un travailleur social ou une travailleuse sociale sont disponibles, ils ne disposent pas d’un espace adéquat pour discuter de manière confidentielle avec les personnes détenues. En outre, les agent.e.s des services correctionnels ont précisé que la formation de base en matière de santé mentale qui leur est dispensée ne suffit pas à leur donner les moyens de prendre en charge les personnes ayant des troubles de santé mentale et de veiller à ce qu’elles reçoivent des services appropriés.

Les règles 24 à 35 des Règles Mandela précisent en quoi « [l]’État a la responsabilité d’assurer des soins de santé aux détenus, ceux-ci devant recevoir des soins de même qualité que ceux disponibles dans la société ». La règle 31 stipule que les médecins ou d’autres professionnels de la santé ayant les qualifications requises « doivent pouvoir voir quotidiennement tous les détenus (...) se plaignant de problèmes de santé physique ou mentale ou de blessures ».

Les règles 75 et 76 stipulent que le personnel pénitentiaire doit recevoir une formation régulière fondée sur des données probantes portant, au minimum, sur « les besoins psychosociaux des détenus et les dynamiques propres au milieu carcéral, ainsi que la protection et l’assistance sociales, notamment le dépistage précoce des problèmes de santé mentale ».

Ces normes sont très loin d’être respectées au CDEM.

Accommodement des besoins liés à la croyance

Un certain nombre de personnes détenues à qui nous avons parlé ont soulevé des préoccupations concernant l’accommodement des pratiques spirituelles autochtones, soulignant que la purification par la fumée n’est pas toujours possible, qu’un agent ou une agente de liaison pour les détenus autochtones n’est pas disponible à temps plein, qu’aucune cérémonie n’est organisée et qu’aucun accompagnement spirituel n’est offert. D’autres ont également souligné l’absence d’imam pour la communauté musulmane au CDEM et certaines irrégularités en termes d’accommodements religieux (repas, espace de prière, etc.).

Le défaut d’accommodement adéquat des besoins liés à la croyance des personnes détenues autochtones et musulmanes soulève des questions cruciales relatives au Code des droits de la personne et devrait être corrigé rapidement.

Isolement

Malgré le changement de nom des deux unités d’isolement, désormais appelées « unité de soins pour les besoins particuliers » (« Special Needs Unit ») et « unité de soins spéciaux » (« Special Care Unit »), la direction et le personnel du ministère n’ont pas pu expliquer clairement en quoi ces « conditions de détention » se différencient de l’isolement. En particulier, ils n’ont pu mentionner aucune ressource en santé ou programme supplémentaire ou spécialisé offert au sein de ces unités. Il y a donc tout lieu de se demander si l’effet opérationnel des changements stratégiques répond aux exigences de l’ordonnance sur consentement rendue dans l’affaire Jahn.

Un agent des services correctionnels qui nous a accompagnés pendant la visite n’a pas hésité à nous expliquer qu’une des personnes détenues était en isolement depuis « quelques années » et qu’il n’existait aucun plan sérieux pour mettre fin à ce placement de longue durée. Vous n’êtes pas sans savoir que la CODP demeure préoccupée par l’absence actuelle de limitation, en vertu de la loi ou des politiques, des placements en isolement à long terme, et de tout processus de surveillance et d’examen indépendants. Les tribunaux de l’Ontario ont statué que l’imposition de plafonds fixes pour l’isolement à long terme et l’examen indépendant des placements en isolement sont des obligations constitutionnelles en vertu de la Charte canadienne des droits et libertés.

Je vous remercie encore de m’avoir accordé la possibilité de visiter le CDEM. N’hésitez pas à communiquer directement avec moi pour approfondir les différents points évoqués.

Je vous prie d’agréer, Madame la Solliciteure générale, l’assurance de ma haute considération.

Renu Mandhane, B.A., J.D., LL.M.
Commissaire en chef
Commission ontarienne des droits de la personne

c. c.     L’honorable Caroline Mulroney, procureure générale
           Paul Dubé, Ombudsman de l’Ontario
           Juge David Cole, examinateur indépendant de l’Ontario, règlement de l’affaire Jahn
           Kelly Hannah-Moffat, experte indépendante en matière de droits de la personne et de services correctionnels de l’Ontario, règlement de l’affaire Jahn
           Commissaires de la CODP