Distinctions acceptables en raison de l'âge

En plus de la défense fondée sur l'exigence professionnelle réelle, dont il a été question plus haut, le Code prévoit d'autres exceptions qui permettent d’établir des distinctions fondées sur l'âge. La disposition qui porte sur les régimes de retraite et les avantages sociaux connexes est libellée comme suit :

25. (2) Ne constitue pas une atteinte au droit, reconnu à l'article 5, à un traitement égal en matière d'emploi sans discrimination fondée sur l'âge, le sexe, l'état matrimonial ou l'état familial un régime ou une caisse de retraite à l'intention d'employés ou un contrat d'assurance-groupe entre un assureur et un employeur qui est conforme à la Loi sur les normes d'emploi et aux règlements pris en application de cette loi.

Le Code prévoit expressément l'application d'un traitement préférentiel pour les personnes âgées de plus de 65 ans dans certaines circonstances. L'article15 est libellé comme suit :

15. Ne constitue pas une atteinte à un droit, reconnu dans la partie I, à un traitement égal sans discrimination fondée sur l'âge le fait que l'âge de soixante-cinq ans ou plus constitue une exigence, une qualité requise ou une considération dans le but d'accorder un traitement préférentiel.

De même, la disposition relative aux programmes spéciaux en général (art. 14) peut, si toutes les exigences sont satisfaites, permettre la mise en oeuvre d'un programme spécial, lorsque le traitement préférentiel vise les personnes âgées qui n'ont pas encore 65 ans. Une commission d'enquête a examiné un de ces programmes spéciaux qui était destiné aux personnes âgées de moins de 65 ans. Ainsi, dans l'affaire Broadley c. Steel Co. of Canada Inc.[113], on contestait la clause d'une convention collective qui accordait aux employées et employés ayant à leur crédit 25 années de service des vacances prolongées commençant à 61 ans, au motif qu'elle était discriminatoire à l'endroit des personnes de moins de 61 ans. Les intimés ont plaidé que cet avantage visait à alléger un préjudice et que, par conséquent, il était admissible comme programme spécial aux termes de l'art. 14 du Code. La commission d'enquête a donné une définition très large au mot ‘préjudice’ :  « le mot préjudice couvre un éventail de problèmes, allant d'une réalité qui constitue ‘plus qu'un simple inconvénient’ en passant par ’l'adversité, la souffrance ou l'humiliation’ jusqu'à ‘une grave privation ou difficulté’ »[114].  [Traduction] La commission d’enquête a déterminé que le fait de devoir quitter un emploi à temps plein qu'on a exercé toute sa vie et de se retrouver sans aucun travail constitue un changement majeur qui a des répercussions sociales, psychologiques et financières. En conséquence, le préjudice que la clause relative aux vacances prolongées de préretraite visait à alléger consistait en la difficulté que vivent souvent les travailleuses et travailleurs âgés qui passent d'un emploi à temps plein à une retraite complète. Comme la clause était destinée à alléger un préjudice, elle a été jugée admissible comme programme spécial.

Il est intéressant de remarquer que, dans l'affaire Broadley, la commission d'enquête a observé que le régime de vacances ne présupposait pas un programme spécial minutieusement conçu, élaboré, détaillé et suivi comme la Commission l'a prévu dans les Directives concernant les programmes spéciaux.  Néanmoins, le fait que la clause ne satisfaisait pas à l'ensemble des normes proposées n'a pas été fatal à l'argument fondé sur l'article 14. Cela démontre que certains aspects des Directives ne conviennent pas toujours parfaitement aux programmes spéciaux destinés à alléger un préjudice ou un désavantage lié à l'âge. Un autre exemple de cette inadéquation est l'article des Directives qui énonce qu’on devrait indiquer que le programme spécial sera en vigueur pour une période précise et confirmer sa nature temporaire. Certains programmes spéciaux relatifs à l'âge, par exemple les logements spécialement conçus pour les personnes âgées et dont l'accès est limité à celles-ci, ne peuvent, pour des raisons évidentes, être temporaires.

L'affaire Broadley révèle une volonté de la part des personnes qui ont le pouvoir de décision de maintenir des régimes qui accordent des avantages aux personnes âgées, lorsque ces régimes sont contestés par des personnes plus jeunes qui n'ont pas accès aux avantages en question. Dans de tels cas, la personne qui a le pouvoir de décision maintient le régime contesté au motif qu'il s'agit d'un programme spécial. Toutefois, à la lumière d'une décision récente de la Cour suprême du Canada, il existe peut-être une autre option pour conclure au caractère non discriminatoire de ces types de distinctions fondées sur l'âge.

Dans l'arrêt Law c. Canada (Ministre de l'Emploi et de l'Immigration)[115] la Cour s'est penchée sur le caractère constitutionnel des distinctions fondées sur l'âge pour se prononcer sur l'admissibilité aux prestations de survivant prévues au Régime de pensions du Canada. Parce qu’elle était trop jeune, l'appelante, Nancy Law, n'avait pas droit aux prestations de survivant lorsque son conjoint est décédé (Mme Law avait 30 ans et l'âge minimal pour être admissible était 35). La Cour suprême a résumé et commenté les principes fondamentaux qui sous-tendent le paragraphe 15(1) de la Charte et fourni aux tribunaux un ensemble de lignes directrices destinées à les aider lorsqu'ils devront analyser des allégations de discrimination.

La démarche énoncée dans l'arrêt Law requiert la même analyse en trois étapes  qui a été formulée pour la première fois dans l'arrêt Andrews c. Law Society of British Columbia[116].  Cependant, l'arrêt Law expose en détail l'application de l'analyse en trois étapes et les facteurs dont il faut tenir compte. Lorsqu'il analyse une allégation de discrimination, le tribunal doit se poser les trois grandes questions suivantes :

  1. La loi contestée (a) établit-elle une distinction formelle entre le demandeur et d'autres personnes en raison d'une ou de plusieurs caractéristiques personnelles, ou (b) omet-elle de tenir compte de la situation défavorisée dans laquelle le demandeur se trouve déjà dans la société, créant ainsi une différence de traitement réelle?
  2. Le demandeur fait-il l'objet d'une différence de traitement fondée sur un ou plusieurs des motifs énumérés ou des motifs analogues?
  3. La différence de traitement est-elle discriminatoire en ce qu'elle impose un fardeau au demandeur ou le prive d'un avantage d'une manière qui dénote une application stéréotypée de présumées caractéristiques personnelles ou de groupe ou qui a par ailleurs pour effet de perpétuer ou de promouvoir l'opinion que l'individu touché est moins capable ou est moins digne d'être reconnu ou valorisé en tant qu'être humain ou que membre de la société canadienne, qui mérite le même intérêt, le même respect et la même considération?

Comme l'objet du par. 15(1) est d'empêcher qu'il y ait atteinte à la dignité et à la liberté humaines essentielles au moyen de l'imposition de désavantages, de stéréotypes ou de préjugés politiques ou sociaux, un élément essentiel de l'analyse de l'allégation de discrimination consiste à déterminer si la loi a pour effet de porter atteinte à la dignité du demandeur. Plusieurs facteurs sont importants en ce qui a trait à cette détermination, par exemple la préexistence d'un désavantage, de stéréotypes, de préjugés ou de vulnérabilité subis par la personne ou le groupe en question.

Dans la cause de Nancy Law, les dispositions législatives en litige établissaient clairement une distinction fondée sur les caractéristiques personnelles et Nancy Law a subi un traitement différent en raison de son âge, soit l'un des motifs énumérés au par.15(1) de la Charte.  Par conséquent, les deux premiers éléments de l'analyse de l'allégation de discrimination ont été aisément satisfaits. Toutefois, la question essentielle consistait à se demander si la distinction fondée sur l'âge était discriminatoire aux termes du par. 15(1) de la Charte.  La Cour a observé que, relativement parlant, les adultes de moins de 45 ans n'ont pas continuellement subi le genre de discrimination à laquelle ont fait face certaines minorités distinctes et isolées du Canada. L'objet des dispositions contestées était de permettre aux veuves et aux veufs plus âgés de subvenir à leurs besoins essentiels à long terme. Les jeunes personnes éprouvent moins de difficultés à participer au marché du travail à long terme. La loi ne traduisait ni n'encourageait l'idée que les personnes plus jeunes sont moins capables, ou moins dignes d'intérêt, de respect et de considération ni ne perpétuait l'opinion que les personnes de moins de 45 ans sont moins capables, ou moins dignes d'être reconnues ou valorisées. Les dispositions législatives n'appliquaient pas de stéréotypes aux adultes âgés de moins de 45 ans, ne les excluaient pas et ne les dévalorisaient pas. En outre, la loi avait clairement un objet d'amélioration, qui consiste à répondre aux besoins d'un groupe défavorisé et qui s'harmonise bien avec les objectifs fondamentaux du par. 15(1) de la Charte. Pour tous ces motifs, la Cour a conclu que les dispositions législatives contestées n’avaient pas pour effet de porter atteinte à la dignité et à la liberté de Mme Law, qu'elles n'étaient pas discriminatoires et ne contrevenaient pas au par. 15(1) de la Charte.

Les politiques de la Commission relatives à l’âge devront tenir compte de l'application de cette décision aux allégations de discrimination fondée sur l'âge en vertu du Code. Cependant, cette décision peut concerner divers programmes[117] qui procurent des avantages à des personnes âgées de moins de 65 ans et qui ne seraient pas par ailleurs admissibles comme programmes spéciaux aux termes de l'art.14 du Code.  Pourvu que tous les éléments de la démarche exposée dans l'arrêt Law soient satisfaits, ces régimes peuvent être acceptés et ne pas constituer une discrimination à l'endroit des personnes plus jeunes qui n’ont pas droit aux avantages qu’ils offrent.


[113] (1991), 15 C.H.R.R. D/408 (Comm. d'enquête de l'Ont.).
[114] Ibid.  à la page 411.  Citant la décision du professeur Backhouse dans l'affaire Roberts c. Ontario (Ministry of Health) (1989), 10 C.H.R.R. D/6353 (Comm. d’enquête de l’Ont.).
[115] [1999] 1 R.C.S. 497, en ligne: Cour suprême du Canada <http://www.lexum.umontreal.ca/csc-scc/en/index.html>.
[116] [1989] 1 R.C.S. 143.
[117] Les exemples incluent des régimes de retraite qui sont fondés sur une combinaison de l'âge et des années de service (par exemple « le facteur 80 » aux fins de la retraite : la personne de 60 ans qui compte 20 années de service est admissible à la retraite mais la personne de 59 ans qui compte 20 années de service ne l'est pas) ou les programmes de type « Liberté 55 » offerts par de nombreuses institutions.