III. Historique et contexte

Cette section porte sur les tendances générales à l’origine des formes contemporaines de discrimination fondée sur la croyance. Bien que la CODP cherche à lutter contre les préjugés et l’intolérance fondés sur la croyance, y compris les « -ismes » et « -phobies » connexes, au moyen de la sensibilisation des membres du public, le Code ne peut pas être utilisé pour régler toutes les questions abordées dans le présent document. Le Code interdit uniquement les incidents de discrimination et de harcèlement fondés sur la croyance dans les domaines sociaux suivants :
  1. Contrats
  2. Emploi
  3. Biens, services et installations
  4. Logement
  5. Association professionnelle ou adhésion à un syndicat.

Intolérance par opposition à discrimination

Les termes « intolérance » et « préjugés » renvoient à des attitudes, valeurs et convictions. Le terme « discrimination » renvoie aux mesures prises en raison de ces attitudes, valeurs et convictions, et à tout traitement inéquitable pouvant découler de façon involontaire de règles, de normes et de pratiques d’apparence neutre. La population peut intenter des recours juridiques aux termes du Code des droits de la personne de l’Ontario ou de la Charte canadienne des droits et libertés pour résoudre les situations de discrimination..

Questions clés

  • Quelles sont certaines des dimensions et dynamiques sociales, passées ou actuelles, qui contribuent aux formes contemporaines de discrimination fondée sur la croyance en Ontario?
  • À quelles formes d’exclusion et de discrimination sont soumises les communautés ontariennes en raison de leurs croyances?
  • Les formes contemporaines de discrimination fondée sur la croyance sont-elles basées sur des idéologies, mythes et (ou) stéréotypes particuliers ou courants que devrait nommer et aborder la politique de la CODP sur la croyance?

1. Tendances sociales et démographiques actuelles

1.1 Diversité des convictions et pratiques en matière de croyance

La diversité en matière de croyance et de religion connaît une croissance considérable selon les recherches démographiques menées sur l’appartenance religieuse en Ontario à partir des données de recensement du Canada. Deux tendances importantes se dessinent en particulier. Premièrement, on constate une croissance considérable des groupes religieux minoritaires de tous types n’appartenant pas aux courants chrétiens principaux (catholicisme et protestantisme libéral) (voir les Annexes 1 à 7 pour connaître les tendances statistiques de l’appartenance religieuse en Ontario et au Canada)[15]. On observe également une croissance notable du nombre d’Ontariennes et d’Ontariens qui disent n’avoir « aucune religion » (voir les Annexes 1 à 5 et 12 à 15)[16] et (ou) dans la vie desquels la religion occupe une place décroissante (voir les Annexes 16 à 21). Ces deux grandes tendances devraient s’accélérer à l’avenir[17], en partie en raison des tendances en matière d’immigration[18] et des processus continus de laïcisation.

Malgré cela, une énorme majorité d’Ontariennes et d’Ontariens continuent, et devraient continuer, de s’identifier aux Églises catholique romaine et protestante (anglicane, unie, presbytérienne et luthérienne) qui ont toujours dominé en Ontario (voir l’Annexe 3)[19]. Le visage et la pratique du christianisme au Canada se diversifient cependant de plus en plus à mesure que croît la proportion de Canadiens chrétiens nés hors de l’Occident[20] et le nombre d’adeptes de confessions chrétiennes minoritaires privilégiant des expressions du christianisme davantage publiques et collectives.

Évolution de la religion en Ontario (1991 à 2001, et 2011)

En Ontario, les plus grandes hausses de population observées entre les recensements de 1991 et 2001 touchaient la communauté musulmane (croissance de 142,2 %, pour passer de 145 560 en 1991 à 352 530 en 2001), les chrétiens protestants minoritaires, y compris les groupes se qualifiant de « chrétiens », d’« évangéliques », de « chrétiens régénérés » et d’« apostoliques » (croissance de 121,2 %, pour passer de 136 515 en 1991 à 301 935 en 2001), la communauté hindoue (croissance de 103,9 %, pour passer de 106 705 en 1991 à 217 560 en 2001), la communauté sikhe (croissance de 109,2 %, pour passer de 50 085 en 1991 à 104 785 en 2001) et la communauté bouddhiste (croissance de 96 4 %, pour passer de 65 325 en 1991 à 128 320 en 2001). En 2001, les cinq plus grandes confessions religieuses en Ontario, sur le plan du nombre d’adeptes, étaient les suivantes : protestantisme (3 935 745), catholicisme romain (3 866 350), aucune religion (1 809 535), islam (352 530) et christianisme, y compris les confessions chrétiennes minoritaires susmentionnées (301 935).

Évolution de la religion

Selon les données de recensement nationales, le Canada a aussi connu entre 1991 et 2001 une hausse considérable de la proportion de personnes s’identifiant à la spiritualité autochtone (+175 %), ou au « paganisme » (+281 %), malgré un nombre actuel total d’adeptes de ces croyances en deçà de 30 000 [Source : Statistique Canada, 2003a; voir les Annexes 1 à 11 pour obtenir le profil des Canadiennes et Canadiens et leur répartition par appartenance religieuse].

Bien qu’elle ne soit pas entièrement comparable aux données de recensement plus anciennes, ni tout aussi fiable, l’Enquête nationale auprès des ménages (ENM) de 2011 indique une croissance considérable continue, depuis 2001, des minorités religieuses, y compris les communautés sikhes (croissance de 72 %, pour passer de 104 785 en 2001 à 179 765 en 2011), hindoues (croissance de 68 %, pour passer de 217 560 en 2001 à 366 720 en 2011) musulmanes (croissance de 65 %, pour passer de 352 530 en 2001 à 581 950 en 2011) et bouddhistes (croissance de 28 %, pour passer de 128 320 à 163 750 en 2011), et les adeptes d’aucune religion (croissance de 62 %, pour passer de 1 809 535 en 2001 à 2 927 790 en 2011).

Appartenance religieuse en Ontario par ordre décroissant, selon le nombre et le pourcentage (Enquête nationale auprès des ménages de 2011) [21]

Religion

Nombre de personnes

Pourcentage

1. Catholicisme

3 976 610

31,43 %

2. Aucune appartenance religieuse

2 927 790

23,14 %

3. Autres religions chrétiennes

1 224 300

9,68 %

4. Église unie

952 465

7,53 %

5. Église anglicane

774 560

6,12 %

6. Islam

581 950

4,60 %

7. Hindouisme

366 720

2,90 %

8. Église presbytérienne

319 585

2,53 %

9. Christianisme orthodoxe

297 710

2,35 %

10. Église baptiste

244 650

1,93 %

11. Église pentecôtiste

213 945

1,69 %

12. Judaïsme

195 540

1,55 %

13. Sikhisme

179 765

1,42 %

14. Bouddhisme

163 750

1,29 %

15. Église luthérienne

163 460

1,29 %

16. Autres religions

53 080

0,42 %

17. Spiritualité (autochtone) traditionnelle

15 905

0,13 %

Population totale dans les ménages privés selon la religion

12 651 795

 

 

Remarque : Contrairement aux décennies précédentes, le recensement de 2011 n’incluait aucune question sur la religion. La religion était abordée dans un sondage facultatif soumis à 4,5 millions de ménages choisis au hasard. Approximativement 2,65 millions de ménages ont participé au sondage. Selon Statistique Canada, certains groupes (immigrants, minorités ethniques, personnes dont la langue maternelle n’est pas le français ou l’anglais et autochtones) pourraient être sous-représentés dans le sondage facultatif. Malgré ces lacunes, l’Enquête nationale auprès des ménages constitue la meilleure source d’information sur l’appartenance religieuse au Canada en 2011 (Pew Forum 2013).

Le nombre total de personnes s’identifiant à la religion chrétienne (toutes confessions confondues) dans l’ENM de 2011 se chiffrait à 8 167 295, soit 64,55 % de la population totale. Lorsqu’on tient compte des « autres confessions chrétiennes », ainsi que des Églises unie, anglicane, presbytérienne, baptiste, pentecôtiste et luthérienne, le nombre de personnes s’identifiant aux confessions protestantes dans l’ENM de 2011 se chiffrait à 3 892 965, soit 30,77 %. Cela hisserait pour la première fois les protestants, collectivement, au deuxième rang des groupes religieux faisant le plus d’adeptes en Ontario, après les catholiques.

1.2 Convictions et pratiques individuelles

La question de l’existence d’un déclin des convictions religieuses en Ontario, ou de l’étendue de ce déclin (le « débat sur la laïcisation »), ne fait pas consensus parmi les auteurs du domaine des sciences sociales. Des éléments de preuve viennent étayer diverses positions contradictoires en montrant à la fois un déclin général des convictions religieuses et de l’association à une religion et, dans certains segments de la population, leur résurgence (voir les conclusions de différents sondages sur l’étendue et l’importance des convictions religieuses au sein de la population canadienne, aux Annexes 13 à 21)[22].

Chez les Ontariennes et Ontariens, et plus particulièrement les jeunes générations, la façon d’interpréter et de manifester ses convictions religieuses ou croyances semble évoluer de plus en plus. Selon les recherches, un grand nombre de personnes expriment dorénavant leur religion ou croyance de manière très personnelle, en fondant leurs convictions et pratiques davantage sur leurs interprétations et expériences personnelles que sur des modes institutionnels d’expression ou les exigences traditionnelles de leur foi[23]. Cette personnalisation des convictions et pratiques a également contribué à une forme croissante d’éclectisme, dont l’appellation anglaise Sheilaism[24] a été rendue célèbre par un sociologue américain. Cela signifie que les gens « se façonnent » un système de croyances personnalisé, pouvant varier selon le contexte, à partir de convictions et de pratiques issues de sources et de traditions de plus en plus diverses[25].

Cette « désinstitutionalisation » des convictions et pratiques se reflète clairement dans le déclin du nombre de personnes qui s’identifient à une religion et expriment leur foi par la pratique active de ses commandements institutionnels traditionnels, comme l’exercice régulier du culte (voir l’Annexe 17)[26]. La hausse du nombre de personnes qui se qualifient de « spirituelles, mais non religieuses », jumelée à la tendance croissante qu’ont les institutions ontariennes à qualifier dorénavant leurs programmes et services d’aumônerie d’initiatives « spirituelles » et non « religieuses », est une autre indication de cette tendance plus vaste.

Spiritualité par opposition à religion

Le terme spiritualité peut être défini de la façon suivante : « la recherche d’un sens, d’une raison d’être et d’un lien avec soi, les autres, l’univers et, ultimement, la réalité, quelle que soit sa façon de la concevoir. La spiritualité peut s’exprimer ou non par l’entremise de formes ou d’institutions religieuses. » Pour sa part, « religion » fait davantage référence à « une série organisée et structurée de convictions et de pratiques qu’ont en commun les membres d’une communauté axée sur la spiritualité » (Sheridan, 2000, p. 20; caractères gras et italiques ajoutés).

1.3 Tendances en matière de politiques et de programmes

« Les défis que doit relever le Canada aujourd’hui diffèrent de ceux d’il y a dix ans. Les changements les plus notables ont trait à la pertinence de la religion dans les débats actuels sur la diversité au Canada [...] »[27] (Will Kymlicka)

Bien que les institutions ontariennes soient de plus en plus appelées à mieux comprendre et prendre en compte la diversité croissante de la province en matière de religion et croyance dans la province, et à résoudre plus efficacement les situations qui en découlent, les chercheurs déplorent l’incapacité généralisée des politiques publiques, recherches et programmes canadiens d’y parvenir adéquatement[28]. Le Canada dispose d’un cadre législatif bien établi en matière de diversité culturelle[29], mais les chercheurs font remarquer que la tendance dominante en matière de politiques et de programmes a été de subsumer les différences en matière de religion et de croyance sous les catégories ethniques, culturelle et raciales de différence sociale, et de les occulter, surtout depuis l’adoption du multiculturalisme comme politique d’État il y a plus de 30 ans[30].

Par conséquent, il a principalement incombé aux tribunaux judiciaires et administratifs de déterminer comment composer avec la diversité de religion et de croyance au sein de la société canadienne, dans le cadre d’un système judiciaire gagnant-perdant. Dans ce contexte, le travail et le rôle actuel de la CODP relativement à la mise à jour de sa Politique sur la croyance gagnent en importance en aidant les citoyens et organisations à concilier les différences et à résoudre les conflits sur le plan de la religion et de la croyance de manière dynamique et fondée sur des principes rigoureux.


 

[15] Une étude de 2013 menée par le Pew Forum sur les tendances démographiques canadiennes en matière de religion révèle que l’Ontario a connu la hausse la plus importante de l’appartenance à des religions minoritaires de toutes les provinces canadiennes (voir l’Annexe 7). La proportion d’Ontariennes et d’Ontariens qui s’identifient à des fois autres que le protestantisme ou le catholicisme est passée d’environ 5 % en 1981 à 15 % en 2011 (Pew Forum 2013).

[16] Au nombre de 1 809 535 (ou 16 % de tous les Ontariennes et Ontariens), les personnes qui ne s’identifiaient à aucune religion en Ontario dans le Recensement de 2001 formaient le troisième groupe en importance après les protestants et les catholiques romains. D’après l’Enquête nationale auprès des ménages de 2011 (ENM), en 2011, près du quart des personnes résidant en Ontario (23  %) n’étaient pas associées à une religion, contre 5  % dans l’enquête de 1971.

[17] Voir l’annexe 8 pour connaître le pourcentage de changement projeté dans l’appartenance religieuse de 2001 à 2017. Selon l’Enquête nationale auprès des ménages de 2011 (ENM), le nombre de Canadiennes et de Canadiens s’identifiant à des religions non chrétiennes, y compris l’islam, l’hindouisme, le sikhisme, le bouddhisme, le judaïsme, et le christianisme orthodoxe oriental, a déjà atteint 11 % en 2011, par rapport à 4 % en 1981 (Pew Forum 2013). Fait à noter, on s’attend à ce que cette hausse se manifeste majoritairement dans les grands centres urbains de la province.

[18] Voir les Annexes 9, 10 et 11 pour obtenir des données historiques sur les tendances en matière d’immigration et d’appartenance religieuse. 

[19] L’Enquête nationale auprès des ménages de 2011 fait état d’une légère baisse du pourcentage de résidents de l’Ontario qui s’identifient à la religion catholique romaine (31,4 % en 2011 par opposition à 34 % en 2001 et à 35 % en 1991) et du maintien de la tendance à la baisse à plus long terme du nombre d’Ontariennes et d’Ontariens qui s’identifient à la religion protestante (30,8 % en 2011 par opposition à 35 % en 2001 et à 43 % en 1991), surtout au sein des courants protestants principaux (Églises anglicane, unie, presbytérienne, luthérienne) (Statistique Canada, 2003a). Dans l’ENM de 2011, les catholiques ont surpassé pour la première fois les protestants pour devenir le plus grand groupe confessionnel de l’Ontario.

[20] Le pourcentage de chrétiens canadiens nés dans des pays autres qu’occidentaux continue d’augmenter. Comme Beyer (2008, p. 23) le fait remarquer :

Par conséquent, le Recensement de 2001 révélait que la proportion de personnes qui se qualifiaient uniquement de chrétiens ou qui disaient appartenir à de petits groupes protestants majoritairement sans antécédents au Canada avait augmenté beaucoup plus rapidement au cours de la décennie (~30 %, soit de 1 à 1,3 million de personnes) que la proportion de catholiques romains, de protestants des courants principaux (qui a chuté de 10 %), de membres des confessions protestantes conservatrices établies et même de chrétiens de l’Orient. Les membres des « autres confessions chrétiennes » nés dans des pays non occidentaux ont augmenté de plus de 100 %, soit une hausse proportionnelle à la croissance des religions non chrétiennes au cours de la même période. De façon analogue, bien que le pourcentage de catholiques romains ait augmenté de 4 % seulement, leur nombre absolu a bondi d’environ 600 000. Plus du tiers de ces nouveaux catholiques romains canadiens ne sont pas nés en Occident. Par conséquent, à mesure que le christianisme mondial devient une religion du « Sud » sur le plan démographique [citant Jenkins, 2007], nous pouvons nous attendre à ce que le christianisme poursuive au Canada une transformation analogue.

[21] Source : Statistique Canada. « Tableau sur l’Ontario (code 35) », dans Profil de l’Enquête nationale auprès des ménages, 2011, no 98-316-XWF au catalogue, Ottawa, 26 juin 2013. Publié le 26 juin 2013. www12.statcan.gc.ca/nhs-enm/2011/dp-pd/prof/index.cfm?Lang=F (consulté le 19 juillet 2013).

[22] Voir Beyer (2006), Religious Vitality in Canada : The Complementarity of Religious Market and Secularization Perspectives.

[23] Roger O’Toole (2006, p. 20) affirme : « Les Canadiennes et Canadiens choisissent maintenant de définir la nature et le contenu de leur religiosité à partir de ce “bassin de rites, de pratiques et de convictions” qui leur est le plus familier “en faisant abstraction des prérequis institutionnels ou de leurs conséquences”.  Dans ces circonstances, leur religion a généralement acquis le caractère fragmentaire, syncrétique et consumériste associé au terme bricolage (citant Yoye et Dobbelaere, 1993, p. 95-96). » Se basant sur leurs propres recherches empiriques, Peter Beyer (2008) et Paul Bramadat (2007) font aussi remarquer que « [d]ans l’ensemble, les jeunes issus de pratiquement toutes les traditions confessionnelles font preuve de moins de loyauté envers ces traditions, et surtout envers l’expression institutionnelle de ces traditions (églises, mosquées, temples, gurdwara et autres) que ne le faisait antérieurement leur groupe d’âge durant des siècles, voire des millénaires (Bramadat, 2007, p. 120). 

[24] Dans Habits of the Heart : Individualism and Commitment in American Life, Robert Bellah et coll. (1985) ont utilisé le terme anglais « Sheilaism » pour qualifier une tendance générale de la fin du 20e siècle en matière de convictions religieuses américaines. Infirmière de métier, Sheila Larson incluait à sa définition de la foi le fait d’être aimable et douce envers soi-même, de prendre soin des autres, de croire en Dieu, mais sans aller à l’église, et de voir Jésus en soi. Pour en connaître davantage sur cette tendance au Canada, voir Bramadat (2007), Beyer (2008), Closson James (2006) et O’Toole (2006).

[25] À cet égard, Reginald Bibby (1987, p. 85) soutient que « [l]es Dieux d’antan n’ont été ni abandonnés ni remplacés ». Plutôt, « ils ont été morcelés et offerts à la pièce aux consommateurs croyants ». Le penseur du milieu religieux Closson James (2006, p. 130) conclut de façon similaire que « nous devrions nous attendre à ce que [la religion] continue d’être caractérisée davantage par une spiritualité éclectique [...] façonnée à partir de diverses sources plutôt que d’un système de convictions monolithique et unitaire supérieur ». En Ontario, la hausse des mariages entre personnes de différentes fois contribue aussi au fait que des personnes adhèrent à plus d’une tradition religieuse en même temps, parfois selon le contexte. « En 2001, fait remarquer un article, près de 20 % des gens ont marié une personne qui ne partageait pas la même foi, selon Statistique Canada, comparativement à 15 % il y deux décennies. De ce pourcentage, les juifs et chrétiens étaient les plus susceptibles de conclure des unions interreligieuses [...] Plus de la moitié des unions interreligieuses conclues au Canada étaient composées d’un membre catholique et d’un membre protestant (Noor, 2013). »

[26] Seljak et coll. (2008) soulignent les transformations considérables ayant eu lieu depuis que le premier sondage Gallup mené après la Seconde Guerre mondiale a demandé aux Canadiennes et Canadiens s’ils avaient été à l’église ou à la synagogue durant les sept derniers jours.  Au total, 67 % des Canadiennes et Canadiennes ont répondu dans l’affirmative (y compris 83 % des catholiques). En 1990, les réponses positives à cette question du sondage Gallup se chiffraient à 23 % dans l’ensemble du pays (voir aussi Byer, 2008). Plus récemment, un sondage Focus Canada de l’Environics Institute de 2001 indiquait que « [b]ien que la proportion de personnes ayant une appartenance religieuse continue de diminuer, ces Canadiennes et Canadiens sont aussi pratiquants que jamais, en ce qui a trait à la participation aux services religieux. Trois sur dix (29 %) disent assister à des services religieux au moins toutes les semaines (en hausse par rapport à 25 % dans le sondage Focus Canada de 2007 et 21 % dans celui de 2003), tandis qu’ils sont maintenant moins nombreux à assister uniquement à des services religieux spéciaux (p. ex. messe de Noël, Grandes Fêtes juives) (28 %, soit une réduction de 5 points de pourcentage depuis 2007). Une autre personne sur cinq (22 %, en hausse de 1 point) continue de s’identifier à une religion, mais n’assiste jamais à des services religieux. Les membres de ce dernier groupe sont majoritairement catholiques et résidents du Québec. À l’opposé, les évangéliques chrétiens (56 %) et membres des religions non chrétiennes (42 %) sont les plus nombreux à dire qu’ils assistent à des services religieux toutes les semaines. » (Environics Institute, 2011, p. 40; voir l’annexe 18 pour connaître les conclusions du sondage Focus Canada de 2011 de l’Environics Institute sur la fréquence de participation de la population canadienne ayant une appartenance religieuse à des services religieux, 2003-2011).

[27]  Kymlicka. « Introduction » dans Diversité canadienne (2003), cité dans Biles et Ibrahim, 2005, p.166.

[28] Une étude récente menée auprès de fonctionnaires fédéraux issus de plusieurs ministères et agences de la région de la capitale nationale a révélé entre autres que la plupart des élaborateurs de politiques et décideurs gouvernementaux n’avaient pas les moyens de composer avec la diversité religieuse, et que la plupart des politiques et programmes, sauf exception, ne tenaient pas compte de la diversité religieuse (Gaye & Kunz (2009); voir aussi Beaman (2008); Biles et Ibrahim (2005); Bramadat (2007); Seljak (2005).

[29] Ce cadre législatif fait explicitement référence à la religion ou à la croyance en tant que partie importante de l’illustre diversité canadienne. Il inclut la Charte canadienne des droits et libertés de la Loi constitutionnelle (1982), la Loi canadienne sur le multiculturalisme (1988) et les lois provinciales sur les droits de la personne.

[30] Will Kymlicka (2008) souligne la nécessité de faire de la religion le « troisième volet » d’une politique de multiculturalisme, aux côtés de l’ethnicité et de la race. Selon lui, de l’incertitude persiste quant au rôle de la religion dans la politique de multiculturalisme et aux types d’organisations confessionnelles et de requêtes en lien avec la foi que cette politique devrait appuyer (cité dans Kunz, 2009, p. 6). Les penseurs, qui constatent la réticence à parler de religion dans le contexte des politiques publiques au Canada, décrivent la religion comme une « forme de diversité que l’on se garde bien de nommer » (Biles et Ibrahim, 2005).

 

 

 

2. Tendances historiques

2.1 Historique des rapports entre la religion et l’État au Canada

Selon de nombreux penseurs et commentateurs, les discussions actuelles sur l’« accommodement raisonnable » et la « place de la religion dans la sphère publique » manquent de perspective historique. Cela est particulièrement manifeste lorsqu’on examine l’évolution des mesures prises par le Canada pour composer avec la diversité religieuse et fixer son approche actuelle en matière de laïcité. Les penseurs divisent les modes historiques de gestion de la diversité religieuse au Canada en au moins trois grandes phases d’un même continuum, allant de la sanction étatique d’une seule Église (catholique puis anglicane) ayant un monopole religieux quasi complet sur la culture et les institutions publiques à l’approche multiculturelle laïque plus inclusive d’aujourd’hui. 

Ces phases sont généralement décrites de la façon suivante :

1608-1841 : Les catholiques et protestants venus d’Europe tentent d’implanter leur forme de christianisme au Canada grâce à une Église chrétienne soutenue par l’État et peu de liberté de religion.

1841-1960 : Un establishment chrétien pluraliste, ou d’ombre, prévaut. Même si l’État n’a aucune église officielle, la culture est décidément chrétienne et l’État coopère avec un nombre limité d’Églises chrétiennes « respectables » (anglicane, presbytérienne, méthodiste/unie, baptiste et catholique romaine).

1960 à nos jours : La société se laïcise pour faire place à une plus grande « séparation de l’Église et de l’État », jumelée à une approche de la religion ouvertement multiculturelle[31].

Les premiers efforts d’établissement d’une église étatique officielle dans le Bas et le Haut-Canada ont été déjoués en grande partie par : (1) les défis sur le plan pratique de l’extension du contrôle administratif des paroisses sur l’ensemble d’un territoire vaste et diversifié compte tenu du peu de ressources disponibles et (2) la nécessité de faire des compromis stratégiques et des concessions politiques face à la réalité tenace que constituait le pluralisme religieux sur le terrain, un aspect permanent du paysage social canadien [32].

Confédéré en 1867, le nouveau Dominion du Canada regroupait le Haut-Canada (Ontario), peuplé principalement de protestants anglais, et le Bas-Canada (Québec), à prédominance catholique française. Aux termes de l’Acte de l’Amérique du Nord britannique de 1867, la nouvelle nation serait liée par un compromis singulièrement canadien qui demeure aujourd’hui. Ce compromis n’établissait pas d’Église d’État et n’exigeait pas de séparation de l’Église et de l’État.

Malgré cette reconnaissance rapide de la liberté de religion en Ontario[33], les penseurs ont adopté les termes « establishment pluraliste » [34] ou « establishment d’ombre »[35] pour décrire les privilèges spéciaux, jumelés à la reconnaissance et au soutien gouvernementaux, accordés à une poignée de grandes Églises angloprotestantes (anglicane, presbytérienne et unie)  ainsi qu’à l’Église catholique romaine de langue française. D’autres confessions chrétiennes comme les Églises luthérienne et baptiste, et divers groupes évangéliques, ont plus tard joint le « cercle de la respectabilité » de l’establishment pluraliste en tant que « partenaires secondaires »[36].

En Ontario, beaucoup des institutions contemporaines les plus prisées, notamment dans les secteurs de l’éducation, des soins de santé et des services sociaux, ont été créées par des organisations chrétiennes à l’époque du « Canada chrétien » (1841‑1960). De nos jours, beaucoup de personnes ne reconnaissent pas le rôle central et formateur qu’a joué le christianisme dans la création du tissu social, moral, juridique et institutionnel de la province. Un corpus d’ouvrages a récemment émergé qui met en lumière les contributions positives des associations et autres acteurs du domaine religieux à l’histoire et à la société canadienne, particulièrement en ce qui touche l’édification de la société civile et la création et le maintien d’un « capital social »[37]. Ce rôle clé persiste aujourd’hui et a contribué à créer, au Canada, ce que certains estiment être le deuxième plus vaste secteur bénévole (dont le segment le plus grand a une vocation confessionnelle) au monde[38].

2.2 Formes traditionnelles de discrimination fondée sur la croyance

En 1883, le premier ministre fondateur du Canada, John A. Macdonald, qui réclamait le retrait des enfants autochtones de leur foyer pour les admettre dans des pensionnats dirigés par l’Église catholique, faisait la déclaration suivante à la Chambre des communes : « Lorsque l’école est sur la réserve, l’enfant vit avec ses parents qui sont sauvages; il est entouré de sauvages, et bien qu’il puisse apprendre à lire et à écrire, ses habitudes, sa formation et sa façon de penser sont indiennes. Il est simplement un sauvage qui sait lire et écrire. » – (Commission de vérité et réconciliation du Canada, 2012, p. 6.)

Au Canada, cependant, l’histoire des grandes Églises chrétiennes a également son côté sombre, qu’on oublie souvent. Les penseurs décrivent l’émergence d’un « bon sens chrétien » en Ontario entre le milieu des années 1800 et les années 1960, à l’époque où « pour être un (bon) Canadien, il fallait être un (bon) chrétien »[39]. La mise en équation de la race, de la religion, de la civilisation et de l’appartenance a eu d’extrêmes conséquences, comme l’adoption des politiques et lois d’assimilation utilisées par le gouvernement canadien pour soumettre les peuples et cultures autochtones, surtout à la suite de l’entrée en vigueur de la Loi sur les Indiens en 1876[40].

La discréditation et la suppression juridique des pratiques et traditions spirituelles autochtones faisaient partie intégrante du projet de colonisation du Canada. Pour y parvenir, les autorités gouvernementales et religieuses ont souvent travaillé de pair. Aujourd’hui, grâce au travail de la Commission de vérité et réconciliation, les Canadiennes et Canadiens commencent à peine à composer avec les répercussions intergénérationnelles continues des efforts concertés déployés en vue de « christianiser et de civiliser » les peuples autochtones du Canada, lesquels ont mené à l’établissement du système de pensionnats administrés par les Églises chrétiennes entre 1620 et 1996[41].

Pensionnats autochtones au Canada

  • 1831 : Le pensionnat Mohawk Indian Residential School ouvre ses portes à Brantford, en Ontario; sa fermeture en 1969 en fait le pensionnat le plus longtemps exploité au Canada.
  • 1847 : L’étude d’Egerton Ryerson sur l’éducation des Indiens recommande la création d’écoles industrielles confessionnelles financées par l’État.
  • 1857 : Le gouvernement colonial du Canada (y compris ce qui constitue maintenant l’Ontario et le Québec) adopte l’Acte pour encourager la civilisation graduelle des tribus sauvages dans les deux Canadas.
  • Années 1860 : L’assimilation des peuples autochtones par l’entremise de l’éducation devient une politique officielle.
  • 1876 : Le Canada adopte la première Loi sur les Indiens.
  • 1884 : Le Parlement canadien interdit les potlatchs, le principal mode d’expression social, économique et politique de certaines cultures autochtones.
  • 1892 : Le gouvernement fédéral et les Églises s’associent pour administrer les « écoles indiennes »
  • 1951 : Confronté à une pluie de critiques internationales, le Parlement modifie la Loi sur les Indiens pour y supprimer l’interdiction des potlatchs et des revendications territoriales.
  • 1963 : Le gouvernement fédéral lance un projet « expérimental » d’envoi d’au moins six enfants inuits à Ottawa pour étudier, où leur façon de s’assimiler sera évaluée.
  • 1969 : Le gouvernement met fin à son partenariat avec les Églises, prend en charge le système de pensionnats et commence à en transférer le contrôle aux bandes indiennes.
  • 1996 : Le dernier pensionnat administré par le gouvernement ferme ses portes.
  • 2008 : Le gouvernement du Canada présente ses excuses pour avoir créé les pensionnats autochtones.

Bien que les pratiques spirituelles des Premières Nations aient constitué l’une des cibles principales des efforts de colonisation, le racisme et les préjugés religieux qui sévissaient au Canada se sont également manifesté par la discrimination à l’endroit

des sikhs, hindous, bouddhistes (et autres adeptes de religions chinoises et japonaises), musulmans, juifs et autres groupes non conformistes, y compris des minorités chrétiennes tombées en défaveur, les athées et les agnostiques, et par leur persécution.

À l’époque, les juifs formaient le second groupe confessionnel minoritaire non chrétien en importance au Canada, après les peuples autochtones. Depuis leur arrivée dans es années 1700, les communautés juives ont fait l’objet de préjugés antisémites[42], de discrimination et, dans certains cas, de violence. Parmi les exemples flagrants de cela figurent : 

  • L’expulsion d’Ezekiel Hart (premier représentant élu juif) de l’Assemblée législative de l’Ontario (Bas-Canada), malgré sa réélection à la Législature du Bas-Canada en 1807, parce qu’il ne pouvait pas prêter serment d’allégeance « sur la foi d’un chrétien »[43].
  • La vaste toile de restrictions à la Jim Crow qui barrait ouvertement l’accès des juifs à diverses institutions sociales, politiques et économiques traditionnelles de la société ontarienne jusqu’au 20e siècle[44].
  • Des comportements haineux et actes de violence à l’endroit des juifs, comme les célèbres émeutes de 1933 au parc Christie Pits de Toronto. Ce conflit marqué par six heures de violence entre jeunes juifs et chrétiens a entraîné l’incendie de synagogues et d’autres attaques personnelles à l’endroit de juifs dans des lieux publics.

Le rejet par le Canada des réfugiés juifs tentant de s’enfuir de l’Allemagne nazie, basé sur la perception répandue de l’infériorité des juifs sur le plan racial et religieux, a eu dans certains cas des conséquences fatales et constitue l’un des épisodes les moins glorieux de l’histoire antisémite canadienne[45]. Cette perception de leur infériorité est à l’origine du cantonnement des juifs dans les catégories d’immigrants « non privilégiés ». Malgré le traitement lui étant réservé, la communauté juive canadienne a persévéré pour éventuellement faire figure de proue dans la lutte pour l’adoption de lois sur les droits de la personne et l’élimination de la discrimination en Ontario durant la période d’après-guerre[46].

Aux 19e et 20e siècles, les politiques d’immigration canadiennes ont aussi constitué un outil clé de rejet d’autres minorités confessionnelles et ethnoraciales « non désirées », souvent au moyen de mesures indirectes, d’apparence bénigne. Parmi les exemples célèbres de ces mesures figurent l’imposition d’une taxe d’entrée aux immigrants chinois aux termes de la Loi de l’immigration chinoise[47] de1885 à la suite de la construction du Chemin de fer du Pacifique par les ouvriers chinois et l’adoption de la Continuous Journey Act (loi sur le voyage sans interruption)[48], en 1908, qui dans la pratique bloquait l’immigration des « hindous » (terme utilisé à l’époque pour désigner tous les habitants de l’Inde, quelle que soit leur religion). Comme le font remarquer les penseurs, la discrimination et les hostilités envers ces groupes d’immigrants de l’Asie avaient une composante religieuse importante[49].

À l’époque du « Canada chrétien », les athées, les agnostiques, les humanistes et les personnes ne s’identifiant à aucune religion faisaient aussi l’objet de persécution. Dans un cas célèbre, la demande de citoyenneté d’une famille immigrante venue des Pays-Bas et s’avouant athée (Ernest et Cornelia Bergsma) a été rejetée deux fois avant d’être acceptée en 1965 à la suite d’une décision de la Cour d’appel de l’Ontario. Le juge ayant présidé l’audience de citoyenneté originale au Palais de justice du comté de Haldimand à Cayuga en Ontario, le 3 avril 1963, avait jugé que les Bergsma n’avaient pas le caractère moral adéquat ni les attributs nécessaires pour vivre dans un « pays chrétien » en raison de leur athéisme avoué[50]. Il avait aussi conclu qu’ils n’étaient pas en mesure de remplir l’exigence du serment d’allégeance[51].

Selon les penseurs, la société dominante a également dépensé beaucoup d’énergie à combattre des ennemis au sein du camp chrétien, c’est-à-dire ceux qu’elle considérait au mieux comme des hétérodoxes et, au pire, comme des hérétiques. D’ailleurs, pendant la majeure partie de l’histoire canadienne, les principales différences religieuses déterminantes opposaient des confessions chrétiennes (catholiques et protestantes en particulier). Les minorités chrétiennes exclues du « cercle de la respectabilité » de l’establishment pluraliste, comme les mennonites, témoins de Jéhovah, adventistes du septième jour, huttérites, orthodoxes de l’Est et évangéliques, se heurtaient également à de la discrimination et à des préjugés considérables et persistants[52]. Leur exclusion s’ajoutait parfois à d’autres formes de racisme et de préjugés à l’endroit de classes et de « races » d’immigrants européens « moins désirables »[53].

2.3 Évolution des politiques et mesures de protection juridiques en matière de religion et de croyance

La plupart des récits historiques de l’évolution de la liberté de religion au Canada font part d’une transformation fondamentale des lois, des politiques et du discours social durant la période de l’après-guerre (voir l’Annexe 22 qui retrace les changements juridiques, stratégiques et démographiques historiques survenus durant cette période)[54]. Depuis les années 1960 surtout, les politiques publiques et la législation sont de plus en plus fondées sur les valeurs que constituent la diversité, l’équité et la non discrimination[55]. Un nouveau consensus « laïque » a également contribué à la privatisation progressive de la religion et à l’élimination des privilèges accordés au christianisme au sein des institutions gouvernementales et publiques[56]. L’adoption en 1962 du Code des droits de la personne de l’Ontario et, quelque 20 ans plus tard, de la Charte canadienne des droits et libertés, est à la fois le reflet de ce « changement profond » des valeurs et de la culture de la population canadienne et un de ses éléments contributifs[57].

Exemple du « changement profond » des valeurs et de la culture

Pour illustrer le changement profond survenu dans la culture publique canadienne, un historien a comparé la nomination des 19e et 27e gouverneurs généraux du Canada. 

Le 15 septembre 1959, Georges Vanier a été nommé 19e gouverneur général du Canada, représentant officiel de la Reine dans son Dominion du Canada. Général maintes fois décoré, diplomate et catholique romain pratiquant, Georges Vanier a amorcé ainsi son discours de remerciement : « Monsieur le premier ministre, mes premiers mots seront une prière. Que le Dieu Tout-Puissant, dans sa Sagesse infinie et sa miséricorde, bénisse la mission sacrée qui m’a été confiée par Sa Majesté la Reine, et qu’il m’aide à l’accomplir en toute humilité. En échange de sa force, je lui offre ma faiblesse. Qu’il accorde la paix à notre pays bien-aimé et, à tous ceux qui l’habitent, la grâce d’une compréhension, d’un respect et d’un amour réciproques. »

Cinquante-six ans plus tard, le 27 septembre 2005, Michaëlle Jean devenait la 27e gouverneure générale du Canada. Cinéaste et journaliste multilingue née en Haïti, Michaëlle Jean a livré une allocution d’avant-garde qui soulignait, comme l’avait fait Georges Vanier, l’importance de la tolérance mutuelle pour le bien-être social du Canada. Outre la tolérance cependant, les deux allocutions n’avaient aucun thème en commun, Michaëlle Jean ayant pour souci premier d’appuyer les libertés individuelles. Pour la nouvelle gouverneure générale, l’histoire canadienne « nous [parlait] de la liberté d’inventer un monde nouveau ». À aucun moment son allocution ne faisait-elle référence à une déité quelconque.[58]

Parmi les moments charnières de l’évolution de la liberté de religion et des droits à l’égalité dans la jurisprudence canadienne à partir des années 1960 figurent l’adoption et la mise en application, durant les années 1970, d’approches d’« accommodement raisonnable » dans des cas de liberté de religion et de croyance aux termes du Code et de la Charte. Cela inclut non seulement le droit à la non-ingérence ou droit de vivre à l’abri de la coercition religieuse, mais également le droit positif à des mesures d’adaptation en vue de tenir compte de ses croyances et ses pratiques et convictions religieuses dans la mesure où cela n’occasionne pas de préjudice injustifié[59].

Les penseurs du milieu juridique font part d’une évolution subséquente des droits relatifs à la croyance ces dernières années. Des requêtes pour discrimination
« par suite d’un effet préjudiciable » ont de plus en plus remis en question les formes systémiques de discrimination et la façon « dont on a toujours fait les choses ». Par exemple, Bhabha (2012) soutient que la nouvelle « vision transformatrice de la liberté de religion » va au-delà de la simple recherche d’exceptions aux règles et normes régissant l’espace public (comme on conçoit depuis toujours l’accommodement). Elle chercherait également à redéfinir et reconstruire collectivement l’espace public proprement dit[60]. Or, malgré de tels progrès considérables, diverses formes de discrimination persistent dans le monde davantage laïque d’aujourd’hui. La prochaine section se penche sur certaines de ces formes de discrimination.


[31] Périodisation basée sur Seljak (2012); voir aussi Beyer (2006), Beyer (2008), Bramadat (2005) et Grant (1988), pour obtenir des périodisations semblables.

[32] Les principales formes de diversité religieuse observées chez les premiers colons du Canada consistaient en très grande majorité en des variantes du christianisme. Selon les penseurs, l’emprise de la religion catholique romaine sur la population du Québec, jumelée à la diversité religieuse croissante du christianisme en raison de l’immigration de communautés luthériennes, réformistes allemandes, presbytériennes, méthodistes, baptistes, congrégationalistes, mennonites, orthodoxes orientales et catholiques romaines irlandaises à la fin du 18e siècle et au 19e siècle ont poussé les premiers gouverneurs du Canada et de l’Ontario à adopter une approche plus stratégique et pragmatique, en partie dans le but de prévenir et de décourager la dissension et la révolte. Les données statistiques compilées sur la religion depuis la fin du 18e siècle indiquent aussi que les sikhs, les musulmans, les bouddhistes et les hindous sont présents dans la société canadienne depuis au moins le premier recensement, même s’ils n’étaient pas toujours pris en compte (Beaman et Byer, 2007; Beyer, 2008; voir aussi Bromberg, 2012). Certains soutiennent que ce pluralisme n’a pas uniquement entraîné la reconnaissance rapide de la liberté de religion, mais a aussi joué un rôle clé dans l’évolution des institutions démocratiques du Canada, de façon plus générale (voir Seljak et coll., 2008).

[33] La Cour suprême du Canada fait remonter aux années 1760, et plus précisément au Traité de Paris (1763), la première expression de la liberté de religion au Canada. Tout en donnant à l’Angleterre (et par défaut à l’Église anglicane d’Angleterre) le contrôle sur la Nouvelle-France, ce traité « [accordait] aux habitants du Canada la liberté de la religion catholique » (Saumur v. City of Quebec and Attorney General, [1953] 2 RCS 299, au par. 357, cité dans Bhabha, 2012).

[34] Pour en savoir davantage sur la notion d’« establishment pluraliste » voir Novak (2006), O’Toole (2006) et Seljak (2007).

[35] David Martin qualifie d’« establishment d’ombre » le fonctionnement de ces églises reconnues officiellement et en place durant le siècle du « Canada chrétien » qui a suivi la Confédération. Le terme fait référence à « l’apparence de détachement que maintenait l’Église vis-à-vis des affaires de l’État alors qu’il s’agissait surtout, en réalité, d’une démarcation des responsabilités ». (Bramadat et coll., 2008). Les grandes Églises chrétiennes conféraient à la nouvelle nation son discours et ses symboles sacrés, orientant ainsi sa vision morale et sa culture. De plus, ces Églises ont :

  • administré de façon semi-autonome plusieurs institutions publiques du nouveau dominion, dont celles des secteurs de l’éducation, de la santé et des services sociaux
  • contribué à encadrer la moralité chrétienne sur le plan législatif (p. ex. adoption de lois protégeant le Jour du Seigneur et imposition de restrictions au divorce, au mariage, à la conduite sexuelle, à l’avortement et à la vente et la consommation d’alcool)
  • eu une influence importante sur les politiques publiques et la culture, principalement du haut de la chaire (le Canada avait l’un des taux de participation aux services religieux les plus élevés au monde du milieu des années 1800 aux années 1960) (Seljak et coll., 2007; Seljak et coll., 2008).

[36] Voir également Seljak et coll. (2007); Seljak (2012).

[37] Biles et Ibrahim (2005, p. 162) définit le capital social de la façon suivante : « les ressources, y compris les réseaux de relations sociales et la culture qu’elles génèrent, dont dispose la collectivité pour atteindre un objectif commun ».  Les penseurs établissent une distinction additionnelle entre le capital de liaison qui « fait le pont entre les membres des diverses communautés » et le capital de cohésion qui « renforce les lien au sein des groupes » (Kunz, 2009, p. 12; voir aussi Benson (2012b); Buckingham (2012); Jedwab (2008).

[38] Ces estimations proviennent de l’Analyse comparative du secteur sans but lucratif et bénévole du Canada, qui rend compte du secteur dans 37 pays en fonction de la taille, de la portée et des dons. Parmi les organismes de bienfaisance religieux enregistrés, plus de 40 % (32 000) sont confessionnels, ce qui inclut des lieux de culte, des clubs et d’autres formes d’association. (Citoyenneté et Immigration Canada 2009; citant Hall et coll., 2005).

[39] Seljak (2012, p. 9). Selon ce « bon sens », explique Peter Beyer (2008, p. 14) :

Il y avait les blancs, les Européens, les chrétiens et les personnes civilisées, dont il est vrai que certaines étaient « plus égales que d’autres »; il y avait ensuite les « autres », ce groupe inaltérable qu’il fallait écarter ou « civiliser », dans la mesure où cela était possible.

[40] En résumant les principaux effets et objectifs de l’Acte des Sauvages de 1876, Beyer (2008, p. 14) fait remarquer :

À la fin du 19e siècle, les gouvernements canadiens avaient adopté une politique commune d’assimilation complète des peuples autochtones et d’élimination des leurs identités religieuses et culturelles distinctes. L’Acte des Sauvages de 1876 en constituait le pilier et le plan directeur. Dans la pratique, cette loi donnait aux peuples autochtones le statut de pupilles de la Couronne, interdisait la pratique de leurs croyances, réprimait leurs formes d’organisation sociale et politique distinctes et variées et tentait de socialiser leurs enfants dans des pensionnats autochtones administrés par l’Église catholique et conçus de façon à éliminer toutes caractéristiques culturelles autochtones distinctes, y compris la langue

[41] Voir la publication de la Commission de vérité et réconciliation du Canada intitulée Ils sont venus pour les enfants, disponible au téléchargement sur le site de la CVR à www.trc.ca. Dans une section explorant le rôle de l’Église, on y explique :

Les missionnaires du dix-neuvième siècle croyaient que leurs efforts en vue de convertir les peuples autochtones au christianisme s’inscrivaient dans une lutte mondiale pour le salut des âmes [...] Les deux plus importantes congrégations missionnaires présentes dans les pensionnats indiens du Canada au cours du dix-neuvième siècle ont été les Oblats de Marie Immaculée, d’obédience catholique romaine, et la Church Missionary Society de l’Église d’Angleterre (anglicane) [...] Les sociétés missionnaires méthodistes et presbytériennes d’Angleterre et des États-Unis furent également actives au Canada au dix-neuvième siècle et participèrent à l’administration du réseau des pensionnats indiens.  [...]Dans son livre de 1899, The Indians: Their Manner and Customs, le missionnaire méthodiste John Maclean a écrit que bien que le gouvernement du Canada voulait que les missionnaires « enseignent tout d’abord aux Indiens à travailler, puis à prier, les missionnaires croyaient que leur rôle était d’abord de christianiser et ensuite d’éduquer » (2012, p.13-14).

[42] Ici, on utilise la graphie « antisémite » plutôt qu’« anti-Sémite » pour des motifs expliqués dans un rapport informatif de 2002-2003 de l’Observatoire européen des phénomènes racistes et xénophobes de l’Union européenne (EUMC) :

Du point de vue de l’orthographe, nous avons préféré « antisémitisme » à « anti-sémitisme ». Cette distinction rend compte du passage d’un antisémitisme raciste à un antisémitisme culturaliste et permet, à cet égard, d’éviter le problème de la réification (et donc de l’affirmation) de l’existence des races en général et de la « race sémite » en particulier. (p.10)

Contrairement à la graphie « anti-Sémite » qui, selon cette conception, reproduit la notion erronée de l’existence d’une race « sémite » et, par conséquent, renvoie plus strictement aux formes racistes de la pensée et du comportement anti-juifs, le terme « antisémitisme » peut englober les nouvelles formes de judéophobie et d’hostilité à l’endroit des juifs pouvant ne pas dépendre de la conception d’une « race » juive (voir la section III 3.2.4 pour une analyse plus détaillée de l’évolution des formes d’antisémitisme passées et actuelles).

[43] Bromberg (2012, p. 61). Bromberg fait remarquer comment, « [e]n 1829, la loi rendant obligatoire le serment “sur ma foi en tant que chrétien” fut modifiée pour permettre aux juifs de ne pas prononcer le serment. En 1831, poursuit-elle, une loi conférant des droits politiques équivalents aux juifs fut adoptée, une première pour l’Empire britannique. » (ibidem)

[44] Jusqu’aux années 50 et 60, les juifs faisaient couramment l’objet de discrimination en matière d’emploi. De nombreuses institutions avaient des quotas quant au nombre de juifs qu’elles pouvaient embaucher ou des règles interdisant tout simplement leur embauche (comme le service de police de Toronto). Dans les milieux de travail publics et privés, on pouvait couramment voir des affiches indiquant : « Non-juifs seulement » ou « Interdit aux juifs et aux chiens ». La discrimination était également manifeste dans les secteurs de l’éducation et du logement, et les forces armées. Par exemple, il n’était pas rare de voir des organisations de quartier et des promoteurs immobiliers s’associer pour conclure des ententes (conventions restrictives sur le plan racial) interdisant la location ou la vente d’habitations aux membres de races indésirables (y compris les juifs), inclure de telles dispositions dans les actes de vente ou prendre ces deux mesures pour maintenir des quartiers ségrégés. L’animosité envers les juifs était particulièrement prononcée durant les périodes de ralentissement économique, comme la Crise des années 1920 et 1930, au cours de laquelle on faisait de différentes variétés d’« étrangers » des boucs émissaires, dont les juifs nés au Canada. Cette attitude envers les juifs s’inspirait de la propagande antisémite internationale croissante et illustre les effets des tendances à la mondialisation observées avant l’ère actuelle. Voir Adelman et Simpson (1996); Davies (1992); Mock (2008).

[45] Le premier ministre libéral William Lyon Mackenzie King (premier ministre du Canada ayant été au pouvoir le plus longtemps) a lui-même exprimé de telles croyances en l’infériorité des juifs, en accord avec les normes acceptables de l’époque. Selon un sondage Gallup de 1943, les juifs se situaient au troisième rang des immigrants les plus indésirables au Canada, après les Japonais et les Allemands (Adelman et Simpson, 1996).

[46] Voir Bromberg (2012) et Patrias et Frager (2001) pour en savoir davantage sur le rôle historique clé joué par les Canadiennes et Canadiens juifs en vue de l’adoption du Code des droits de la personne de l’Ontario et d’autres lois anti-discrimination.

[47] La loi exigeait que tous les immigrants chinois entrant au Canada paient des droits de 50 $, qu’on qualifiait de « taxe d’entrée ».  En 1903, ces droits avaient grimpé à 500 $. Dans la pratique, cette politique a eu un effet dissuasif considérable sur l’immigration chinoise à la fin du 19e siècle, à la
suite de la construction du Chemin de fer du Pacifique par les ouvriers chinois. Bien que la Loi de l’immigration chinoise de 1923 ait annulé la taxe d’entrée, elle stoppa également toute l’immigration chinoise, à quelques exceptions près (entrepreneurs, membres du clergé, éducateurs et étudiants).

[48] Cette loi interdisait l’immigration de personnes qui, « de l’opinion du ministre de l’Intérieur », n’« entraient pas au Canada en provenance du pays où elles sont nées ou dont elles ont la nationalité, à la suite d’un voyage sans interruption, et (ou) au moyen d’un billet acheté avant le départ dans le pays où elles sont nées ou dont elles ont la nationalité ». Dans la pratique, cela a barré le passage aux immigrants de l’Asie du Sud, étant donné que leur long parcours par bateau nécessitait un arrêt au Japon ou à Hawaii pour faire le plein d’essence ou de nourriture.

[49] Voir, par exemple, Lai, Paper et Paper (2005). Peter Beyer (2008) décrit les réactions du gouvernement et de la population à l’importante diversification ethnique et religieuse qu’a connue la population canadienne entre 1881 et 1911 de la façon suivante :

Les identités canadiennes dominantes pouvaient, malgré des soupçons et une certaine réticence, s’adapter à la présence de doukhobors russes et d’Européens de l’Est d’origine juive, mais pas à celles de bouddhistes japonais, confucéens chinois, ou sikhs du Punjab [...] Entre l’adoption de la Loi sur l’immigration chinoise de 1885 et celle de 1923, les politiques gouvernementales ont graduellement compliqué puis rendu quasi impossible l’immigration au Canada des personnes venues de l’Inde, de la Chine et du Japon, notamment. L’attitude dominante voulait que les personnes venues de ces pays soient trop foncièrement étrangères pour être assimilées (p. 13).

[50] L’Information fournie sur cette affaire provient d’un article de Kevin Plummer intitulé Historicist : Citizenship and Character et publié dans la revue électronique Torontoist le 16 juillet 2011. S’inspirant de données d’archives tirées entre autres d’un article du Toronto Star du 3 avril 1965, Plummer relate les témoignages entendus lors de la première audience de citoyenneté, de la façon suivante : 

[Le juge] Leach leur a demandé à quelle Église ils appartenaient. « Aucune » a répondu Ernest. Sidéré, le juge a ensuite demandé si les Bergsma croyaient en Dieu. Ernest fit une pause pour penser à sa réponse, puis indiqua « non ». « Savez-vous que ce pays est chrétien? » a poursuivi le juge selon une transcription de la discussion citée dans le journal. « Vous devez croire en quelque chose. Le serment (d’allégeance) ne veut rien dire si vous ne croyez pas en Dieu [...] Ce que nous croyons, dans ce pays, repose sur des valeurs chrétiennes et les enseignements de Jésus Christ. » De poursuivre le magistrat, « Certaines personnes ne suivent pas cette voie, mais ce à quoi nous aspirons dans ce pays, c’est le mode de vie chrétien. J’ai l’impression qu’il vous faut avoir une foi quelconque, mais, d’après ce que je peux voir, vous ne croyez en rien [...] De ce que je comprends de vos éléments de preuve, vous n’avez aucune religion. »

Le 17 mars 1965, lors du premier appel de la décision devant la Cour suprême de l’Ontario, le juge Stanley Nelson Schatz a confirmé la décision du juge Leach.

[51] Le serment d’allégeance que devait prononcer selon la loi tout nouveau citoyen était le suivant : « Je jure fidélité et sincère allégeance à Sa Majesté la reine Elizabeth Deux, Reine du Canada, à ses héritiers et successeurs, et je jure d’observer fidèlement les lois du Canada et de remplir loyalement mes obligations de citoyen canadien » (cité dans Plummer, 2011).

[52] Voir Bussey (2012) pour obtenir un exemple émouvant de discrimination à l’endroit d’objecteurs de conscience adventistes du septième jour durant la Seconde Guerre mondiale. La persécution dont ont fait l’objet les Témoins de Jéhovah et le travail de défense des droits effectué par leur communauté ont joué un rôle clé particulier dans l’évolution des lois relatives à la liberté de religion au Canada (voir par exemple Bhabha (2012) pour un compte rendu de décisions judiciaires ayant créé un précédent à ce chapitre).

[53] Par exemple, Seljak (2012, p. 9) fait remarquer qu’une grande partie de l’anticatholicisme observé au sein du Canada protestant avant les années 1960 était lié à des préjugés envers les Canadiennes et Canadiens français (dont la grande majorité était catholique), ainsi qu’à des « sentiments anti-immigration dirigés vers les Irlandais, les Italiens, les Allemands et d’autres nouveaux arrivants de l’Europe de l’Est et du Sud ». Les identités raciales « blanches » dominantes de l’époque étaient loin d’être inclusives envers tous les groupes ethniques européens. Un ouvrage historique populaire et respecté publié en 1914 à Toronto et intitulé Canada and Its Provinces (1914-17) qualifie les Galates de personnes arriérées sur le plan mental, les Italiens de personnes sans pudeur, les Turcs, Arméniens et Syriens d’« indésirables », les Grecs, les Macédoniens et les Bulgares de menteurs, les Chinois de personnes ayant un problème de jeu et d’alcool, et l’arrivée des juifs et nègres, de « nullement sollicitée » (Mclaren, 1990).

[54] Les penseurs donnent des explications variées à cette transformation des politiques, lois et sensibilités canadiennes. La plupart y attribuent de multiples facteurs de causalité, y compris :

  • les effets non prévus de la centralisation et de l’expansion de l’État durant la Seconde Guerre mondiale, qui ont accéléré le processus de laïcisation (p. ex. différenciation, rationalisation des sphères)
  • la sensibilisation accrue aux droits de la personne et la hausse de l’activisme communautaire, surtout en réaction aux atrocités génocides commises par l’Allemagne nazie durant la Seconde Guerre mondiale, mais également sous l’effet du mouvement de la promotion des droits civils des Noirs américains et du renforcement du mouvement syndical
  • dans une moindre mesure, la croissance de la diversité canadienne observée à la suite de la réforme des politiques sur l’immigration à la fin des années 1960 (voir l’Annexe I illustrant les transformations sur le plan juridique, politique et démographique survenues durant cette période).

La hausse soutenue du nombre et des types de catégories ethnoculturelles et confessionnelles rapportés dans les recensements canadiens tout au long du dernier siècle (le nombre de catégories ethniques ayant bondi de 30 à 232, et les catégories confessionnelles de 32 à 124 de 1911 à 2001) sont une indication de cette transformation sur le plan démographique (Byer, 2008).

[55] La société s’est éloignée des politiques évidentes d’assimilation exigeant des gens qu’ils abandonnent leurs caractéristiques culturelles et religieuses distinctives pour obtenir la citoyenneté à parts égales. Selon Seljek et coll. (2008), l’adoption de politiques et de lois protégeant le « droit d’être et de demeurer différent » des groupes minoritaires reflète un virage considérable du système en place, qui passe d’un modèle de hiérarchie sociale privilégiant et accentuant les droits des élites politiques, économiques et sociales à ce que Charles Taylor appelle une « politique d’universalisme », soit un nouveau consensus fondé sur des idéaux d’égalité et de non-discrimination.

L’adoption de mesures législatives anti-discrimination durant l’entre-deux-guerres, et leur consolidation subséquente, reflète ce nouvel universalisme. Parmi les mesures adoptées figurent :

  • le Code des droits de la personne de l’Ontario, promulgué en 1962 après l’adoption des premières mesures de protection des droits de la personne à l’échelon fédéral dans la Déclaration canadienne des droits de 1960
  • l’abandon de certaines des restrictions les plus draconiennes imposées à la culture et aux pratiques religieuses autochtones dans les années 1950 et 1960 (octroi aux peuples autochtones du « statut d’Indien », de la pleine citoyenneté et du droit de vote 1960)
  • l’adoption d’une politique fédérale de non-discrimination dans les années 1960 et de la politique de multiculturalisme de l’État en 1971 (promulguée en 1988) dans le contexte d’une population immigrante (de langue autre que l’anglais ou le français) considérablement accrue et diversifiée
  • le plus important peut-être, l’inscription des droits de la personne et des groupes minoritaires, du multiculturalisme et de la liberté de religion dans la Charte canadienne des droits et libertés de la Loi constitutionnelle rapatriée en 1982.

[56] Parmi les signes de cet accroissement de la séparation de l’Église et de l’État, de l’érosion des privilèges chrétiens et du déclin de leur habileté à définir la moralité de la population après les années 1960 figurent : 

  • la libéralisation des lois régissant la moralité sexuelle, le mariage, le divorce et l’avortement, entamée par les gouvernements Trudeau (1968-1979, 1980-1984)
  • le retrait du contrôle de l’Église au profit d’un contrôle étatique des services sociaux et services de santé dès les années 1960
  • la déchristianisation des écoles publiques canadiennes, surtout après l’adoption de la Charte canadienne des droits et libertés de 1982, et la remise en question accrue du financement par la population des écoles séparées catholiques romaines en Alberta, en Ontario et en Saskatchewan
  • l’abrogation du Lord’s Day Act (1906) en 1985 pour permettre l’ouverture des commerces le dimanche
  • l’émergence subséquente d’une série de causes cherchant à mettre les religions sur un pied d’égalité en milieu de travail (Bramadat et coll., 2008; Seljak et coll., 2007).

[57] Résumant de tels bouleversements, Seljak et coll. (2008) font remarquer : « Le christianisme ne jouit plus du pouvoir et du prestige qu’il avait auparavant dans l’espace public. Les Églises chrétiennes ne contrôlent plus les institutions sociales puissantes qu’elles administraient jadis main dans la main avec les divers paliers de gouvernement. Dans une grande mesure, la religion a été privatisée au Canada. »

[58] Résumant de tels bouleversements, Seljak et coll. (2008) font remarquer : « Le christianisme ne jouit plus du pouvoir et du prestige qu’il avait auparavant dans l’espace public. Les Églises chrétiennes ne contrôlent plus les institutions sociales puissantes qu’elles administraient jadis main dans la main avec les divers paliers de gouvernement. Dans une grande mesure, la religion a été privatisée au Canada. »

[59] Dans les années 1950, plusieurs décisions importantes de la Cour suprême du Canada ont étendu les mesures de protection en matière de discrimination à diverses minorités religieuses défavorisées, comme les Témoins de Jéhovah, bien avant que la Charte n’enchâsse l’égalité et la liberté de religion (voir Bhabha, 2012 pour en savoir davantage sur certaines des causes traitées). Selon Bhabha, les tribunaux des droits de la personne se sont considérablement inspirés de la jurisprudence américaine en matière de droits civils dans les années 1970, au moment d’incorporer les approches « d’accommodement raisonnable » à la résolution des conflits en milieu de travail. (ibidem). Selon lui, l’arrêt clé R. c. Big M Drug Mart Ltd. de 1985 ([1985] 1 RCS 295) marque la première application de cette approche à des affaires de liberté de religion au sens du paragraphe 2(a) de la Charte.

[60] Bhabha (2012) cite la récente affaire relative à la prière musulmane collective dans la cafétéria d’une école intermédiaire de la région de Toronto comme exemple récent de cette nouvelle vision « transformatrice » plutôt que simplement « accommodatrice » de la liberté de religion. La section
qui suit sur l’accommodement de la croyance retrace l’évolution de cette approche davantage transformatrice et systémique sur le plan juridique.

 

3. Tendances actuelles en matière de discrimination

3.1 Profil des requêtes relatives à la croyance déposées auprès du TDPO (2010-2012)

La CODP a passé en revue toutes les requêtes (anciennement appelées « plaintes ») déposées auprès du Tribunal des droits de la personne de l’Ontario (TDPO) et citant la croyance comme motif de discrimination durant les exercices 2010-2011 (1er avril 2010 au 31 mars 2011) et 2011-2012 (1er avril 2011 au 31 mars 2012). Nous avons débuté par une liste de requêtes que le TDPO avait colligées à partir de sa base de données de gestion de cas, pour y ajouter ensuite 179 demandes de révision en 2010-2011 et 140 demandes de révision en 2011-2012[61].

Les requêtes citant la croyance représentaient 6,8 % de l’ensemble des requêtes déposées auprès du TDPO au cours de l’exercice 2011-2012, soit une proportion légèrement à la hausse par rapport à 2010-2011, alors qu’elle s’élevait à 6 % (voir le tableau ci-après et l’Annexe 22.1 pour connaître la répartition par motif des requêtes déposées auprès du TDPO durant les exercices 2011-2012 et 2010-2011). Ce nombre semble relativement bas et pourrait ne pas tenir compte de toute la discrimination dont ont fait l’objet les diverses communautés de l’Ontario en raison de facteurs tels que le non-signalement de certains cas, des erreurs de signalement ou le manque de certitude quant à l’issue de requêtes pour discrimination[62]. Les statistiques ci-après offrent un aperçu du nombre et de la nature des requêtes déposées auprès du TDPO et citant la croyance comme motif de discrimination. Il est difficile d’évaluer dans quelle mesure ces requêtes constituent un reflet de grandes tendances, en partie en raison des facteurs susmentionnés. 

Requêtes déposées auprès du Tribunal des droits de la personne de l’Ontario en 2011-2012, selon le motif

Motif

Totaux*

Handicap

54,4 %

Représailles

25,5 %

Sexe, grossesse et identité sexuelle

24,9 %

Race

29,2 %

Couleur

13,5 %

Âge

13,6 %

Origine ethnique

15,5 %

Lieu d’origine

12,6 %

État familial

8,4 %

Ascendance

9,1 %

Sollicitations ou avances sexuelles

5,2 %

Croyance

6,8 %

État matrimonial

7,8 %

Orientation sexuelle

4,0 %

Association

2,6 %

Citoyenneté

3,7 %

Casier judiciaire

3,0 %

État d’assisté social

1,0 %

Aucun motif

2,6 %

Source : TDPO, extrait le 21 juin 2013 de www.TDPO.ca/TDPO/?q=en/node/152

*Le tableau ci-haut illustre le pourcentage de requêtes déposées dans lesquelles un motif interdit par le Code est soulevé. Comme de nombreuses requêtes invoquent des allégations de discrimination fondée sur plus d’un motif prévu par le Code, les totaux du tableau dépassent de beaucoup le nombre total de requêtes reçues.

3.1.2 Requêtes déposées, selon la croyance

Durant les exercices de 2010-2011 et 2011-2012, les musulmans étaient les plus nombreux à déposer des requêtes auprès du TDPO citant la croyance comme motif de discrimination,  suivis de près par les chrétiens (toutes confessions confondues). D’après l’Enquête nationale auprès des ménages de 2011, les musulmans représentaient en 2011 4,6 % de la population ontarienne. Compte tenu de la taille de leur population, les musulmans étaient considérablement surreprésentés parmi les requérants du TDPO : ils représentaient plus du tiers (36 %) de toutes les requêtes déposées auprès du TDPO en 2011-2012 et 31,8 % des requêtes déposées en 2010-2011 citant le motif de la croyance (voir les Annexes 22.2 et 22.5 pour obtenir de plus amples renseignements). Comme l’indique la section 3.2.5 ci-après, cette conclusion s’accorde avec les recherches menées sur la croissance de l’islamophobie et d’autres tendances discriminatoires touchant les communautés musulmanes, surtout à la suite des événements du 11 septembre. L’examen des requêtes déposées auprès du TDPO a aussi révélé que les musulmans n’étaient pas les seules cibles de ces tendances. Plusieurs requêtes portaient sur des cas de discrimination à l’endroit de non-musulmans alléguant qu’ils avaient été ciblés parce qu’on les avait pris, à tort, pour des musulmans[63]. Cela peut donner à penser que la race entre en compte dans la discrimination à l’endroit des musulmans, quand les victimes font l’objet de discrimination en raison de leur apparence plutôt que leurs croyances proprement dites (comme en discutent les sections 3.2.3 et 3.2.5 ci-après).

Nombre et pourcentage de requêtes déposées auprès du TDPO et citant la croyance, selon la croyance (exercice 2011-2012)

Graphique circulaire montrant  le nombre et pourcentage de requêtes déposées auprès du TDPO et citant la croyance, selon la croyance. Le total dépasse 100 % étant donné que certaines requêtes citent plus d’une croyance. Les musulmans comptaient pour 50 ou 35,7% des requêtes relatives à la croyance. Chrétiens = 49 ou 35 %. Juifs = 15  ou 10,7 %. Divers = 10 ou 7,1%. Hindous = 10 ou 7,1%.  8 ou 5.7 % des requêtes ne citaient aucune croyance et 7 ou 5 % des requêtes citaient plus d'une croyance. Spiritualité autochtone = 4 ou 2,9 %. Sikhs = 3 ou 2,1 %. Bouddhistes = 2 ou 1,4 %. Adeptes de la sorcellerie = 2 ou 1,4 %. Personnes sans appartenance religieuse = 1 ou 0,7 %.

* Divers : Magie élémentale, véganisme éthique, cabale, adhésion à un barreau du Canada mouvement rastafari, taoïsme, Wicca, yoga/cosmologie, zen, zoroastrisme

Dans l’ensemble, les chrétiens ne sont pas surreprésentés parmi les groupes de requérants compte tenu de la taille de leur population[64], mais sont tout de même participants à un nombre considérable d’affaires devant le TDPO, ce qui appuierait la perception selon laquelle les chrétiens peuvent parfois se sentir « minoritaires » au sein de la société ontarienne de plus en plus laïque (dans certains cas, malgré le fait qu’ils forment une majorité). Parmi les groupes religieux, les chrétiens (toutes confessions confondues) [65] comptaient le deuxième plus grand nombre de requêtes auprès du TDPO citant la croyance comme motif de discrimination durant les exercices de 2010-2011 et 2011-2012. Quelque 35 % de requêtes liées à la croyance déposées auprès du TDPO en 2011-2012 et 26,8 % de celles déposées en 2010-2011 provenaient de personnes qui s’identifiaient à diverses confessions chrétiennes (voir les Annexes 22.2, 22.3, 22.5 et 22.6 pour obtenir une répartition des requêtes selon la croyance). Les requérants se qualifiant de « catholiques romains » (9,3 %) ou simplement de « chrétiens » (9,3 %) formaient le plus grand nombre de requérants chrétiens durant l’exercice 2011-2012, suivis des requérants se qualifiant d’adventistes du septième jour (5,7 %) et de chrétiens orthodoxes (2,9 %) (voir l’Annexe 22.3 pour obtenir la répartition des requêtes liées à la croyance déposées en 2011-2012, selon l’appartenance à une religion chrétienne). Les requêtes liées à la croyance déposées auprès du TDPO durant l’exercice 2010-2011 suivaient clairement la même tendance (voir l’Annexe 22.6).

Compte tenu de la taille de leur population[66], les membres des communautés de religions juive (15 ou 10,7 %), hindoue (10 ou 7,1 %), autochtones traditionnelles (4 ou 2,9 %) et sikhe (3 ou 2,1 %) ont déposé un nombre disproportionné de requêtes liées à la croyance auprès du TDPO en 2011-2012, au même titre que d’autres communautés de croyance moins connues (p. ex. adeptes du rastafarisme, raëliens et autres, regroupés dans la catégorie « divers » dans les tableaux énumérant les requêtes liées à la croyance déposées auprès du TDPO en 2010-2011 et 2011-2012; voir les Annexes 22.2 et 22.5 pour obtenir de plus amples renseignements). Les personnes se disant sans religion, qu’elles soient athées, agnostiques ou simplement non religieuses, représentaient un nombre relativement faible (2 ou 1,4 %) de requêtes liées à la croyance déposées auprès du TDPO en 2011-2012, mais une proportion plus grande (environ 5 %) en 2010-2011. Durant les deux exercices, un nombre considérable de requérants ne se sont identifiés à aucune croyance particulière (19 ou 10,6 % des requêtes liées à la croyance déposées en 2010-2011 et 8 ou 5,7 % des requêtes liées à la croyance déposées en 2011-2012).

La tendance à l’accroissement de l’individualisme, de l’hybridité, et de l’éclectisme dans les modèles contemporains de croyances et de pratiques et convictions religieuses, dont il a été question précédemment, est en partie ressortie clairement d’un nombre considérable de requêtes liées à la croyance déposées auprès du TDPO (quelque 5 ou 7 % en 2011-2012) citant plus d’une croyance (voir la section 1.2 précédente et l’Annexe 22.4). On a également pu observer chez certains requérants une tendance à l’édification en croyance de ce qui pourrait sembler des opinions et convictions plus isolées (p. ex. croyance en « l’honnêteté », « de bonnes pratiques d’entreprise », « l’équité », « le respect et la dignité relativement au travail accompli »), particulièrement durant l’exercice 2011-2012 (voir l’Annexe 22.5).

Intersection des motifs

Pourcentage de requêtes auprès du TDPO citant la croyance, par motifs entrecroisés (exercice 2011-2012)

Graphique à barres montrant 0,7 % pour l'état d'assisté social, 2,1% pour le casier judiciaire, 2,1 % pour les sollicitations ou avances sexuelles, 2,9 % pour l'association, 3,6% pour l'état matrimonial, 4,3 % pour l'orientation sexuelle, 7,1 % pour la citoyenneté, 7,9 % pour l'état familial, 10,0 % pour l'identité sexuelle, 11,4 % pour l'âge, 11,4 % pour le sexe, 22,1 % pour le handicap,  25,7 % pour les représailles ou menaces de représailles et 50,7 % pour la race et les motifs connexes. Dans 28,6 % des cas, aucun motif entrecroisé n'a été cité.

Une majorité de requêtes liées à la croyance déposées auprès du TDPO (50,7 % en 2011-2012 et 60,3 % en 2010-2011) citaient un motif lié à la race en plus de celui de la croyance (par ordre de fréquence : origine ethnique, lieur d’origine, race, ascendance, couleur) (voir le graphique ci-haut, et les Annexes 22.6-22.10). Seulement 14 % des requêtes liées à la croyance déposées auprès du TDPO en 2011-2012 et un peu plus du quart (ou 28,6 %) de celles déposées en 2011-2012 citaient uniquement la croyance comme motif de discrimination. Ces conclusions sont en accord avec les recherches sur l’effet entrecroisé considérable des dynamiques ethniques et raciales relativement à la discrimination fondée sur la croyance (voir la section 3.2.3 pour une discussion plus complète de cette question).

3.1.3 Domaines sociaux

Nombre et pourcentage de requêtes auprès du TDPO citant la croyance, selon le domaine social (exercice 2011-2012)

Graphique circulaire montrant que le domaine de l'emploi a été cité 102 fois (72,9 %). Biens, services et installations cités 34 fois (24,3%). Logement cité 4 fois (2,9%). Association citée 3 fois (2,1%). Contrat cité 2 fois (1,4 %).

Toutes les requêtes pour atteintes aux droits de la personne doivent citer un « domaine social » du Code ainsi qu’un motif de discrimination interdit. Près de 73 % de toutes les requêtes déposées auprès du TDPO en 2011-2012 et citant la croyance, et 62 % des requêtes liées à la croyance déposées auprès du TDPO en 2010-2011 identifiaient l’emploi comme domaine social. De toutes requêtes liées à la croyance déposées en 2011-2012, 24,3 % citaient les services, biens et installations comme domaine social, tandis que 3 % citaient le logement.

Requêtes déposées auprès du TDPO par domaine social : Pourcentage de requêtes liées à la croyance par opposition au pourcentage des requêtes totales (exercice 2011-2012)

Graphique à barres montrant que 76,4 % de toutes les requêtes déposées auprès du TDPO  avaient trait à l'emploi et 72,9 % de toutes les requêtes relatives à la croyance avaient trait à l'emploi. 21,0 % de toutes les requêtes déposées auprès du TDPO  avaient trait aux biens, services et installations et 24,3 % de toutes les requêtes relatives à la croyance avaient trait aux biens, services et installations. 5,0 % de toutes les requêtes déposées auprès du TDPO  avaient trait au logement et 2,9 % de toutes les requêtes relatives à la croyance avaient trait au logement. 0,7 % of de toutes les requêtes déposées auprès du TDPO  avait trait aux contracts et 1,4% de toutes les requêtes relatives à la croyance avait trait aux contrats. 0,7 % de toutes les requêtes déposées auprès du TDPO  avait trait à l'association et 2,1% de toutes les requêtes relatives à la croyance avaient trait à l'association.

La répartition observée des requêtes liées à la croyance selon le domaine social cadre généralement avec les grandes tendances sur le plan du dépôt de requêtes auprès du TDPO. À l’instar des requêtes liées à d’autres motifs et déposées auprès du TDPO, la plupart des requêtes liées à la croyance ont trait au domaine social de l’emploi. Cependant, les requêtes liées à la croyance sont légèrement surreprésentées dans le domaine social des services[67] et sous représentées dans le domaine social de l’emploi, comparativement aux autres requêtes déposées durant la même période (voir le graphique ci-haut et les Annexes 22.11 et 22.12). Cette divergence est encore plus prononcée en 2010-2011 (voir les Annexes 22.13 et 22.14).

3.1.4 Accommodement

Notre examen des requêtes liées à la croyance déposées auprès du TDPO en 2011-2012 montre que les questions d’accommodement religieux occupaient une place importante (dans un peu plus de 42 % des requêtes liées à la croyance) parmi les types de questions de discrimination citées dans les requêtes (voir le graphique ci-après), et ce, surtout en contexte d’emploi. Bien qu’ils n’aient pas fait l’objet d’un suivi systématique semblable, des incidents de harcèlement et de traitement différentiel/préjudiciable fondé sur la croyance étaient couramment cités dans les requêtes liées à la croyance.

Pourcentage de requêtes liées à la croyance déposées auprès du TDPO et citant l’accommodement de la croyance (exercice 2011-2012)

Le graphique circulaire montre que, durant l'exercice 2011-2012, la majorité des requêtes citant la croyance (57,9 %) n'incluaient pas de questions relatives à l'accommodement de la croyance. Durant la même période, 42,1% des requêtes citant la croyance incluaient des questions relatives à son accommodement.

3.1.5 Sexe

L’examen des requêtes liées à la croyance déposées auprès du TDPO en 2011-2012 dressait un bilan des requêtes déposées selon le sexe des requérants (sexe auquel s’identifiaient les requérants, le cas échéant), qui a permis de constater qu’un nombre plus important de requérants était de sexe masculin (57,1 %) par opposition à féminin (34,3 %). Nous pourrions difficilement dire dans quelle mesure cela reflète les tendances générales en matière de discrimination fondée sur la croyance. De telles différences entre le nombre de requêtes déposées par des hommes et des femmes pourraient avoir plusieurs causes (dont, éventuellement, la propension plus grande des hommes à signaler des incidents de discrimination). Il est actuellement impossible de déterminer dans quelle mesure il s’agit d’une situation unique ou d’une tendance générale des requêtes déposées auprès du TDPO étant donné que le TDPO ne conserve pas de données démographiques sur le sexe de ses groupes de requérants. 

Pourcentage de requêtes déposées auprès du TDPO citant la croyance, selon le sexe (exercice 2011-2012)

Le graphique circulaire montre que 34,3 % des requêtes citant la croyance  provenaient de femmes, par opposition à 57,1 % provenant d'hommes. Dans 8,6 % des cas, le requérant n'a pas indiqué son sexe.

3.1.6 Répartition géographique

La plupart des requêtes citant la croyance parvenaient de requérants habitant la région du centre de la province (47,1 %) et de Toronto (30,7 %), ce qui pourrait refléter, du moins en partie, la plus grande diversité ethnique et religieuse de ces régions, comparativement au reste de la province (voir le graphique ci-après et l’Annexe 22.16). Les requêtes liées à la croyance déposées auprès du TDPO en 2010-2011 provenaient principalement des endroits suivants : Toronto (45 % de toutes les requêtes); Mississauga (8,3 %); Ottawa (4,7 %); Brampton (4,1 %); London et Richmond Hill, qui représentaient chacune 2.3 % de toutes les requêtes liées à la croyance déposées auprès du TDPO en 2010-2011 (voir l’Annexe 22.18)[68].

Répartition géographique des requêtes déposées auprès du TDPO et citant la croyance (exercice 2011-2012)

Le graphique circulaire montre que 66 requêtes (47,1 %)  relatives à la croyance  provenaient de la région du centre de la province. 43 requêtes (30,7%) provenaient de Toronto. 14 requêtes (10 %) provenaient de l'est de l'Ontario, 13 requêtes (9,3 %) provenaient de l'ouest de Toronto et 4 requêtes (2,9 %) provenaient du nord de l'Ontario.

Par rapport à la répartition géographique de l’ensemble des requêtes déposées auprès du TDPO, un nombre disproportionné de requêtes liées à la croyance déposées en 2010-2011 et en 2011-2012 provenait des régions de Toronto et du centre de la province (voir les Annexes 22.17 et 22.18)[69].


[61] Le TDPO a identifié les requêtes soumises par des personnes ayant coché la case de croyance dans le formulaire de demande. Un examen subséquent de ces requêtes par la CODP a montré que les requêtes obtenues du TDPO ne citaient pas toutes la croyance. Les requêtes sans mention de la croyance n’ont pas été passées en revue.

[62] Le non-signalement d’incidents de discrimination est un phénomène bien connu dans le milieu des droits de la personne, comme c’est le cas également des incidents de crimes haineux. Il se peut également que cette tendance générale au sous-signalement des incidents soit davantage prononcée chez les personnes arrivées plus récemment au Canada. Beaucoup de ces personnes sont membres de groupes de croyances minoritaires qui sont moins familiers avec le système judiciaire de droits de la personne de l’Ontario ou pourraient se sentir impuissants devant ce système ou mal outillé pour y faire appel et s’y retrouver. De plus, puisque la discrimination fondée sur la croyance et la discrimination fondée sur d’autres motifs étroitement liés (p. ex. origine ethnique, race, couleur, lieu d’origine et ascendance) se chevauchent souvent, il est possible que les affaires relatives à la croyance soient également rapportées sous d’autres motifs de discrimination interdits.

[63] La croyance des requérants a été déterminée selon la religion à laquelle ils s’identifiaient dans leur requête. Certains requérants ont fait l’objet de discrimination en raison de leur croyance perçue, qui s’avérait parfois différente de leur croyance réelle. Dans de tels cas, nous avons tenu compte de la croyance perçue en raison de notre intérêt pour l’objet de la discrimination fondée sur la croyance.

[64] Le nombre total de personnes s’identifiant à la religion chrétienne (toutes confessions confondues) dans l’Enquête nationale auprès des ménages de 2011 se chiffrait à 8 167 295, soit 64,55 % de la population totale (Statistique Canada 2013). Les catholiques romains représentaient 31,43 % des Ontariennes et Ontariens dans l’ENM de 2011, suivis des personnes s’identifiant aux diverses confessions protestantes, qui représentaient 30,77 % (3 892 965) de la population ontarienne (lorsqu’on regroupe, par ordre de grandeur, les « autres confessions chrétiennes » et les Églises unie, anglicane, presbytérienne, baptiste, pentecôtiste et luthérienne, telles que rapportées dans l’ENM de 2011).

[65] La catégorie « chrétienne » est une catégorie composite que nous avons nous-mêmes créée pour regrouper toutes les confessions chrétiennes. Elle ne fait pas référence uniquement aux personnes se qualifiant précisément de « chrétiens ».

[66] D’après l’Enquête nationale auprès des ménages (ENM) de 2011, en 2011, la communauté juive représentait 1,55 % de la population ontarienne. Cependant, un pourcentage disproportionné (10,7 %) des requêtes liées à la croyance déposées auprès du TDPO en 2011-2012 faisaient intervenir des personnes de religion juive. Bien que seulement 0,13 % (15 905) de la population ontarienne s’identifiait à la « spiritualité autochtone traditionnelle » dans l’ENM de 2011, les requêtes citant la spiritualité autochtone représentaient 2,9 % (4) de toutes les requêtes déposées auprès du TDPO durant l’exercice 2011-2012 et citant la croyance. Les hindous et sikhs représentent respectivement 2,9 % et 1,42 % de la population ontarienne selon the ENM de 2011, mais sont associés à 7,1 % et 2,1 % des requêtes déposées auprès du TDPO durant l’exercice 2010-2011
et citant la croyance.

[67] D’ordinaire, les requêtes touchant le domaine social des services concernent principalement des allégations de discrimination commise dans des institutions publiques comme les services de santé, d’éducation et de maintien de l’ordre, et dans une moindre mesure des allégations de discrimination dans les secteurs privés du tourisme, de la restauration et du divertissement. Mais nous n’avons aucune information confirmant que c’est bien le cas ici.

[68] L’examen des requêtes liées à la croyance déposées auprès du TDPO en 2010-2011, mené par la CODP, classait les requêtes par ville, selon l’endroit où était survenu l’incident, conformément à la question 7b, Dans quelle ville ou région? de la formule de requête du TDPO. Ces conclusions ne correspondent pas à la façon dont le TDPO présente ses données, par région, ou à la façon dont nous avons présenté, dans le présent rapport, les requêtes pour discrimination fondée sur la croyance de 2011-2012, soit dans les deux cas en établissant la région selon le code postal. Elles donnent cependant une meilleure idée de l’endroit où surviennent les incidents allégués de discrimination.

[69] Les données du TDPO de 2010-2011 donnent à penser que Toronto est surreprésenté dans les requêtes relatives aux allégations de discrimination fondée sur la croyance. En 2010-2011, 27 % de toutes les requêtes déposées provenaient de Toronto, par opposition à 44,6 % de toutes les requêtes relatives à la croyance examinées.

 

3.2. Recherches, consultations et tendances sous-jacentes

3.2.1 Hausse des crimes haineux à caractère religieux

Les statistiques sur les crimes haineux constituent une autre source d’information sur l’intolérance et la discrimination fondées sur la religion. Cependant, ces données sont peu fiables pour plusieurs raisons, dont le fait qu’on estime à deux tiers la proportion de crimes haineux qui ne sont jamais signalés. Le nombre de personnes qui rapporte ce genre de crimes varierait également d’une communauté à l’autre, tout comme la façon dont elles perçoivent et rendent compte de la victimisation. Par exemple, il peut être difficile de déterminer si un crime haineux a été commis au motif de la race, de l’ethnicité ou de la religion[70].

Statistique Canada a publié deux études nationales sur les crimes haineux, basées sur les données sur les crimes haineux de 2009 et 2010[71]. En 2009, la religion arrivait au deuxième rang des motifs de crime haineux les plus souvent cités (29 %), comparativement à 54 % pour la race ou l’ethnicité (premier motif à l’origine des crimes haineux rapporté d’année en année). Cette année-là, les crimes haineux à caractère religieux ont connu une hausse supérieure à toute autre catégorie de crimes haineux, atteignant 55 % à l’échelle nationale. En 2010, les crimes haineux motivés par la religion et la race ou l’ethnicité ont baissé de 17 % par rapport à 2009, tandis que les actes criminels fondés sur la race ou l’ethnicité ont baissé de 20 %.

En 2009, à l’instar des tendances observées lors des années précédentes, 70 % de tous les crimes haineux à caractère religieux commis au Canada visaient des personnes de confession juive (283; hausse de 71 % depuis 2008). Les communautés arabes et de l’Asie occidentale[72] affichaient pour leur part la plus importante hausse des crimes haineux à caractère racial, lesquels ont doublé pour passer de 37 en 2008 à 75 en 2009.

En 2010, les crimes haineux à l’endroit des personnes de confession juive rapportés au Canada par la police représentaient un peu plus de la moitié de tous les incidents à caractère religieux en 2010 (204 au total), soit une baisse de 38 % par rapport à l’année précédente. En même temps, les crimes haineux à l’endroit des personnes de confession musulmane (+26 %) et catholique (+32 %) augmentaient. Les communautés arabes ou de l’Asie occidentale (11 %) et les communautés de l’Asie du Sud (10 %) continuaient de faire l’objet du plus grand nombre de crimes haineux après les Noirs, principales victimes des crimes haineux commis en 2010.

Il est difficile d’évaluer le rôle que joue l’islamophobie (définie à la section 3.2.5 ci-après) dans les crimes haineux commis à l’endroit des communautés arabes, de l’Asie occidentale et de l’Asie du Sud en raison des variations possibles dans la façon dont les gens perçoivent et rendent compte de la victimisation criminelle haineuse. Des études comparatives à long terme des données relatives aux crimes haineux montrent une recrudescence générale des actes criminels à caractère religieux à la suite des événements du 11 septembre, particulièrement à l’endroit des Canadiennes et des Canadiens musulmans et juifs[73]. D’après l’Enquête sur la diversité ethnique de 2003, 0.9 % de juifs et 0.54 % de musulmans ont rapporté avoir fait l’objet de crimes haineux à caractère religieux entre 1998 et 2003[74]. Or, selon d’autres recherches, la population pourrait sous-représenter le caractère religieux de la discrimination et des crimes haineux commis à son endroit, en partie dû au fait qu’il est souvent difficile de distinguer le motif de la religion de ceux de la race et de l’ethnicité[75].

3.2.2 Polarisation du débat public

Des chercheurs notent une augmentation de la polarisation de type « nous » contre « eux » dans les médias de masse et le débat public sur la religion à la suite des événements du 11 septembre[76]. Certains soutiennent que les médias de masse et le débat public qui établissent un lien entre la nouvelle diversité religieuse, l’immigration et les menaces à la sécurité nationale ont, de façon générale, « alimenté un ressentiment à l’endroit de l’immigration, du multiculturalisme et de l’accommodement des besoins des minorités religieuses »[77]. Bien que la population canadienne soit généralement pour la diversité et l’immigration, des sondages d’opinion laissent également entendre que beaucoup de Canadiennes et de Canadiens pourraient de plus en plus préférer l’assimilation à l’accommodement et aux approches axées sur la diversité, surtout en matière de religion (voir les Annexes 24, 25, 26 pour obtenir plus de renseignements sur les sondages d’opinion)[78].

3.2.3 Racialisation de la discrimination et des préjugés fondés sur la croyance

Selon certains penseurs, il est difficile de distinguer la discrimination et les préjugés fondés sur la religion de la discrimination et des préjugés à caractère raciste, xénophobe et ethnocentriste. Le lien étroit qu’entretiennent la religion, la race et l’ethnicité au sein de certaines communautés de croyance, jumelé à la visibilité de telles différences (ethniques, raciales et religieuses) par rapport à la société dominante, exposent de nombreuses ethnominorités religieuses de l’Ontario à des formes entrecroisées de discrimination et de harcèlement[79]. À la suite des événements du 11 septembre, cette animosité et ces préjugés entrecroisés ont par moment donné lieu au ciblage général des communautés visibles minoritaires associées à l’islam (p. ex. communautés arabes et d’Asie du Sud), quelle que soit leur appartenance religieuse réelle.

Un des premiers crimes haineux commis à la suite des événements du 11 septembre est survenu à Hamilton lorsqu’une personne a largué une bombe incendiaire sur un temple hindou, croyant apparemment qu’il s’agissait d’une mosquée. Il existe quantité d’autres exemples de membres de la foi sikhe ou de membres des communautés non musulmanes arabes, de l’Asie occidentale ou du Sud, ayant fait l’objet d’actes ciblant les musulmans en raison de leur apparence, de leur langue ou de leurs particularités visibles.

Une poignée seulement d’études mesurent les niveaux ou types de discrimination dont font l’objet les minorités religieuses[80]. Selon certaines recherches, le statut de minorité visible serait un plus important indicateur prévisionnel de désavantage et de discrimination que la religion[81]. Cependant, d’autres études laissent entendre que les personnes issues de certaines communautés confessionnelles (la communauté musulmane en particulier) sont plus susceptibles d’avoir un revenu faible ou d’être au chômage d’une génération à l’autre, malgré leur niveau de scolarité généralement plus élevé[82].

De nombreux théoriciens se sont penchés sur la façon dont les différences sur le plan de la religion, de la culture et de l’ethnicité peuvent être « racialisées » de manière à entraîner un durcissement des positions et des « justifications » à l’origine de la discrimination envers les minorités religieuses et ethniques. Cela a été qualifié par moment de « nouveau racisme » ou de « néoracisme » (racisme sans race), ce qui diffère des anciennes formes dominantes de racisme fondées sur la biologie et la couleur de la peau[83]. La religion peut être « racialisée »[84] quand les différences religieuses sont perçues et traitées comme étant figées et immuables, et l’unique déterminant de la pensée et du comportement humains. Comme les formes traditionnelles de racisme, le nouveau racisme attribue aux personnes religieuses des points de vue et comportements fondés sur leur association perçue à un groupe (dans ce cas-ci, une communauté de croyance). Dans ce processus, les différences au sein des groupes confessionnels sont occultées. Cette racialisation de la religion est souvent due à la perception de signes ou de marqueurs identifiables de différence religieuse (p. ex. ethniques, raciaux, religieux, linguistiques, culturels).

3.2.4 Antisémitisme

L’antisémitisme s’avère peut-être le prototype de la racialisation de la religion. Créé dans les années 1870 dans le but d’encourager la haine à caractère raciale à l’endroit des juifs, le terme « antisémitisme » reflète une évolution du motif de discrimination, de haine et de violence contre les juifs de la religion (« antijudaïsme ») à la race[85]. Les définitions de l’antisémitisme varient, allant de « gestes ou attitudes fondés sur une construction stéréotypée du “fait juif” »[86] à des descriptions plus concrètes qui incluent des exemples spécifiques, comme celle adoptée récemment dans le cadre du Protocole d’Ottawa sur la lutte contre l’antisémitisme[87]. Dans son rapport informatif de 2002-2003, l’Observatoire européen des phénomènes racistes et xénophobes (EUMC) qualifie l’antisémitisme (par opposition à « anti-Sémitisme »)[88] de pensée antijudaïque et d’attitudes et gestes préjudiciables et (ou) hostilité envers les juifs (en tant que juifs) après 1945 (p. 11). La Fondation canadienne des relations raciales (2013a) donne une définition plus générale à l’antisémitisme :

Hostilité ou haine latente ou manifeste, ou discrimination dirigée contre les juifs ou le peuple juif, pour des raisons liées à leur religion, leur origine ethnique ainsi qu’à leur patrimoine culturel, historique, intellectuel et religieux. L’antisémitisme peut prendre une variété de formes, allant des actes individuels de violence physique, de vandalisme et de haine, à des efforts organisés de destruction de communautés entières ou de génocide.

La définition et la portée du terme « antisémitisme », y compris dans quelle mesure, le cas échéant, on devrait y inclure les formes traditionnelles d’antijudaïsme[89] et les formes plus contemporaines d’antisionisme, est encore source de débats considérables. La prise en compte de l’antisionisme soulève des questions quant à la montée d’un « nouvel anti-Sémitisme »[90] à caractère davantage politique et religieux que racial[91]. Les définitions et comptes rendus plus récents faisant figure d’autorité privilégient l’appellation « antisémitisme » plutôt qu’« anti-Sémitisme », en partie pour contester la notion même de l’existence d’une « race sémitique » et la réduction de l’antisémitisme à une forme de racisme[92].

L’antisémitisme demeure l’une des formes les plus anciennes et les plus extrêmes de discrimination et de préjugés fondés sur la croyance de l’histoire de l’Ontario (comme en discute précédemment la section  2.2). Quelle que soit la définition utilisée, les communautés juives de l’Ontario continuent de se heurter au problème de l’antisémitisme, comme le démontre la discussion précédente sur les données relatives aux crimes haineux[93].

La Ligue des droits de la personne de B’nai Brith surveille les cas de crime haineux à caractère antisémite et prépare un rapport annuel, publié sur son site Web. Le rapport de l’organisme sur les incidents d’antisémitisme survenus en Ontario en 2011 montre que la communauté juive est victime d’actes criminels motivés par la haine et les préjugés dans des proportions qui, de 2002 à 2008, étaient de 15 à 25 fois supérieures à celles de la population générale[94]. Selon le rapport de 2012 de la ligue, 726 incidents d’antisémitisme ont été signalés durant l’année à l’organisme dans la province de l’Ontario. Il s’agissait du plus grand nombre de cas affiché par une province canadienne et d’une hausse de 2,5 % par rapport aux 708 cas consignés en Ontario en 2011 (voir le tableau ci-après pour une répartition des incidents par région). Au cours de la dernière décennie, les incidents d’antisémitisme ont plus que doublé[95].

Selon une étude globale menée par le Roth Institute for the Study of Contemporary Antisemitism and Racism de l’université de Tel Aviv, le Canada se classe troisième au monde (44 cas) sur le plan du nombre d’« incidents antisémites violents importants » rapportés en 2005, après seulement la France (65 cas) et le Royaume-Uni (89 cas)[96].

Année 2012

Nombre total d'incidents

 

 

 

% du nombre total d'incidents par région

Région

Incidents Harcèlement Vandalisme Violence Harcèlement Vandalisme Violence
Provinces Atlantiques* 27 22 5   81.5% 18.5%  
Quebéc 337 279 54 4 82.8% 16.0% 1.2%
Ontario 730 540 182 8 74.0% 24.9% 1.1%
Manitoba 56 39 16 1 69.6% 28.6% 1.8%
Saskatchewan 16 12 4   75.0% 25.0%  
Alberta 75 47 28   62.7% 37.3%  
Colombie-Britannique 103 73 30   70.9% 29.1%  
Régions du Nord** 1 1     100.0%    
Canada 1345 1013 319 13 75.3% 23.7% 1.0%
 

*Provinces Atlantiques: Terre-Neuve-et-Labrardor,Île-du-Prince-Édouard, Nouveau-Brunswick et Nouvelle-Écosse
**Régions du Nord: Territoires du Nord-Ouest, Yukon, et Nunavut

Source : Rapport des incidents d`antisémitisme de 2012, Ligue des droits de la personne, B’nai Brith Canada. Extrait le 24 juillet 2013 de www.bnaibrith.ca/summaryfr.php

3.2.5 Islamophobie

L’islamophobie est un terme dont l’origine historique est matière à débat. Plus récemment, il a été utilisé pour attirer l’attention sur les chevauchements pouvant s’effectuer entre l’hostilité envers l’islam en tant que religion et les formes d’hostilité plus racialisées et xénophobes à l’endroit des musulmans « en tant que personnes ». Si le terme tire son origine linguistique de la notion de « peur » de l’« islam », les définitions de l’islamophobie vont généralement au-delà de la simple notion de crainte pour inclure à la fois les sentiments et comportements antimusulmans (personnes) et anti-islam (religion). Les définitions du terme « islamophobie » incluent :

  • « stéréotypes, préjugés ou actes d’hostilité envers des personnes musulmanes ou les adeptes de l’islam en général »[97]
  • « toute idéologie ou schème de pensée ou comportement visant à barrer la voie des [musulmans] à des postes, droits et possibilités au sein de la société (ou certains de ses segments) en raison de leurs antécédents islamiques réels ou perçus [et] à les considérer et traiter comme des représentants (réels ou imaginés) de l’islam en général ou de groupes islamiques (réels ou imaginés), plutôt qu’en tant que personnes ayant leurs capacités propres »[98]
  • « crainte, haine et hostilité envers l’islam et les musulmans résultant d’une série de vues fermées qui impliquent et attribuent des convictions et stéréotypes négatifs et désobligeants aux musulmans »[99].

Les travaux de Chris Allen (2010) fournissent l’une des définitions les plus rigoureuses et complètes de l’islamophobie jusqu’à présent, qui expose en détail les divers « modes de fonctionnement » du maintien et de la perpétuation de l’islamophobie[100].

Le Runnymede Trust Report (1997) du Royaume-Uni, intitulé Islamophobia: A Challenge for Us All, obtient généralement le crédit pour avoir donné au terme sa place de choix et son importance dans les politiques et le débat publics. Ce rapport, que l’on cite souvent pour sa définition, présente huit « points de vue fermés » récurrents sur l’islam qui caractérisent l’islamophobie :

  1. considérer l’islam « comme un bloc monolithique, statique et immuable »
  2. considérer l’islam « comme distinct et "autre" » sans « valeurs communes avec les autres cultures », c’est-à-dire qu’il n’exerce aucune influence sur elles et vice versa 
  3. considérer l’islam comme « inférieur aux religions occidentales », plus particulièrement « comme une religion barbare, irrationnelle, primitive et sexiste »
  4. considérer l’islam « comme une religion violente, agressive, menaçante, favorable au terrorisme et engagée dans un "choc de civilisations" » 
  5. considérer l’islam « comme une idéologie politique… adoptée pour obtenir un avantage politique ou militaire »
  6. « rejeter du revers de la main » des critiques dirigées vers l’Ouest par l’islam
  7. utiliser « l’hostilité envers l’islam […] pour justifier les pratiques discriminatoires à l’endroit des musulmans et l’exclusion des musulmans de la société dominante »
  8. considérer « comme naturelle et normale » l’hostilité à l’endroit des musulmans.

La définition de l’islamophobie est source de grand débat. Les discussions portent entre autres sur les questions suivantes :

  • si le terme est trop axé sur les « croyances » plutôt que sur des formes plus institutionnelles et structurelles de discrimination[101]
  • si l’islamophobie est tout simplement une forme de racisme ou un phénomène unique et distinct, ou les deux[102]
  • s’il s’agit d’un phénomène clairement contemporain ou une composante de longue date de la civilisation euro-occidentale[103].

Certaines personnes mettent également en question l’existence même du phénomène qualifié d’islamophobie.

Néanmoins, les recherches indiquent que des préjugés antimusulmans, ou l’islamophobie, existent et se sont accrus en Ontario depuis les événements du 11 septembre[104]. Par  exemple, divers participants au dialogue stratégique de la CODP ont attiré l’attention sur les points de vue préjudiciables (« fermés ») à l’endroit des musulmans et de l’islam dans le contexte ontarien[105]. En particulier, les sondages d’opinion et autres enquêtes font part de tendances à la méfiance, à la peur et à l’animosité à l’égard des musulmans au Canada à la suite des événements du 11 septembre[106]. L’apparente persistance et croissance de cette tendance au fil des ans vient appuyer l’opinion selon laquelle l’islamophobie est de plus en plus acceptable sur le plan social au fil des ans, comme on l’observe ailleurs[107].

Bien que les Canadiennes et Canadiens aient l’impression de faire preuve de plus de « tolérance » envers la diversité que d’autres nations occidentales, ces mêmes recherches laissent entendre que ce n’est pas le cas lorsqu’il s’agit de tenir compte de différences comme le port du voile islamique dans l’espace public[108]. L’antipathie envers le voile islamique, qui sévit particulièrement au Québec, se manifeste également dans les autres régions du pays. Le soutien à l’égard de l’interdiction du niqab (voile couvrant entièrement le visage) est particulièrement prononcé. Par exemple, un sondage Angus-Reid mené à l’échelle du Canada en 2010 examinait les attitudes de la population canadienne à l’égard du projet de loi 94 du gouvernement du Québec[109] qui, entre autres, exigerait essentiellement que tous les employés du secteur public et les personnes faisant appel aux services publics et gouvernementaux (comme les écoles, les bibliothèques et les services sociaux, de santé et de garde) aient en tout temps le visage découvert. Dans la pratique, cela interdirait le niqab (voile recouvrant l’ensemble du visage à l’exception des yeux). Hors Québec, le soutien envers cette politique était le plus élevé en Alberta (82 %) et en Ontario (77 %)[110]. De nombreuses explications sont données pour expliquer cet inconfort de la population envers le voile islamique; elles vont d’une préoccupation pour l’égalité des femmes à des inquiétudes plus générales envers la sécurité, en passant par un besoin d’adaptation aux « modes de vie canadiens ».  

Fréquence perçue de discrimination au Canada (2011)

Le graphique à barres montre que 42 % des musulmans percevaient que la discrimination était courante, 36 % la percevaient parfois, 11 % la percevaient rarement, 5 % ne la percevaient jamais et  5 % ne savaient pas. Des personnes de l'Asie du Sud, 29 % percevaient que la discrimination était courante, 43 % la percevaient parfois, 18 % la percevaient rarement, 6 % ne la percevaient jamais et 4 % ne savaient pas. Des personnes noires, 27 % percevaient que la discrimination était courante, 41 % la percevaient parfois, 22 % la percevaient rarement, 7 % ne la percevaient jamais et 4 % ne savaient pas. Des personnes juives, 15 % percevaient que la discrimination était courante, 34 % la percevaient parfois, 32 % la percevaient rarement, 12 % ne la percevaient jamais et 6 % ne savaient pas. Des personnes chinoises 12 % percevaient que la discrimination était courante, 40 % la percevaient parfois, 34 % la percevaient rarement, 10 % ne la percevaient jamais et 4 % ne savaient pas. Des personnes autochtones, 42 % percevaient que la discrimination était courante, 33 % la percevaient parfois, 15 % la percevaient rarement, 6 % ne la percevaient jamais et 4 % ne savaient pas. Des personnes gaies et lesbiennes, 38 % percevaient que la discrimination était courante, 38 % la percevaient parfois, 14 % la percevaient rarement, 5 % ne la percevaient jamais et 4 % ne savaient pas. Des anglophones vivant au Québec, 7 % percevaient que la discrimination était courante, 28 % la percevaient parfois, 33 % la percevaient rarement, 30 % ne la percevaient jamais et 2 % ne savaient pas. Des francophones vivant à l'extérieur du Québec 6 % percevaient que la discrimination était courante, 29 % la percevaient parfois, 39 % la percevaient rarement, 19 % ne la percevaient jamais et 7 % ne savaient pas.
Source : Environics Institute. Focus Canada 2011, p.  28[111].

De plus, selon le sondage exhaustif Focus Canada (2006) d’Environics Canada auprès des Canadiennes et Canadiens d’origine musulmane le degré de discrimination subie, selon la perception des musulmans, n’est pas nettement plus faible au Canada que dans les autres pays occidentaux (voir l’Annexe 32)[112]. Ce sondage révèle que les Canadiennes et Canadiens d’origine musulmane se préoccupaient surtout des effets de la discrimination (67 %) et du sous-emploi (64 %) sur la vie des musulmans au Canada. D’autres conclusions de sondage indiquent que les événements du 11 septembre ont eu un effet déterminant sur les tendances de discrimination à l’endroit des musulmans[113].

Selon certaines recherches qualitatives, les Canadiennes et Canadiens musulmans ont généralement une opinion favorable de la manière dont les politiques et les lois canadiennes protègent la liberté de religion et appuient la diversité, mais conservent un sentiment croissant d’aliénation (« sentiment de non-appartenance ») dans certains segments de la société. Cela résulte en partie d’une exposition quotidienne continue à l’islamophobie dans les milieux de travail et médias, et au sein de la société[114]. Une analyste émet la mise en garde suivante : « Si on rappelle constamment aux gens qu’ils n’ont pas leur place, que ce soit au niveau rudimentaire de la rhétorique d’un discours d’extrême droite ou des médias ou encore de la discrimination quotidienne, subtile ou autre, auxquels ils peuvent faire face, ou parce que le gouvernement omet d’écouter leurs préoccupations et leurs demandes, ce n’est qu’une question de temps avant qu’ils se sentent aliénés et perdent le désir d’appartenance »[115].

Certains observateurs soutiennent que les définitions des termes « nouvel antisémitisme » ou « islamophobie » vont trop loin et nuisent au débat constructif en soustrayant la religion et la politique (p. ex. les politiques et la conduite de l’État d’Israël et d’autres acteurs étatiques/non étatiques islamiques) aux critiques légitimes. Bien qu’une approche axée sur les droits de la personne ne puisse résoudre ce genre de désaccords, dans la mesure où ces questions transcendent le champ d’études de la « discrimination » en contexte de droits de la personne, il y a ici certains éléments à prendre en compte. Du point de vue des droits de la personne, il est possible d’entamer des poursuites pour « discrimination » aux termes du Code en cas de bigoterie, de préjugés et de racisme à caractère religieux si l’on peut montrer que des personnes ont fait l’objet de traitement inéquitable dans l’un des cinq domaines sociaux couverts par le Code (emploi, services et installations, logement, contrats, association professionnelle) uniquement, principalement ou même partiellement en raison de leur appartenance religieuse ou croyances.

3.2.6 Mondialisation

L’un des traits distinctifs des formes contemporaines d’intolérance ou de discrimination fondées sur la religion ou la croyance réside dans la portée et les effets globaux des rapports qui les inspirent. Les formes actuelles d’islamophobie et d’antisémitisme, en particulier, montrent comment les enjeux mondiaux se répercutent sur les enjeux locaux, et vice versa[116]. Dans certains cas, les conflits ethniques, religieux et politiques d’outre-mer gagnent l’Ontario et d’autres régions, où ils prennent des formes conditionnées par la situation locale. Des exemples de ce phénomène, présentés dans les médias d’information et la jurisprudence (voir l’Examen de la jurisprudence relative à la croyance du CODP), incluent des conflits locaux et des affrontements en lien avec :

  • le conflit israélo-palestinien
  • la Guerre de Bosnie-Herzégovine
  • la partition du Soudan
  • d’autres conflits intérieurs d’outre-mer, comme ceux qui opposent les Tamouls au gouvernement du Sri Lanka et le gouvernement chinois au Falun Gong
  • des différends au sein de la communauté sikhe concernant la quête d’une patrie indépendante dans le Punjab.

Ce genre de tendance pourrait s’amplifier à l’avenir compte tenu de la résurgence de la religion à l’échelle mondiale, telle que notée par les observateurs de l’état de la foi dans le monde, jumelée à l’intensification de la mondialisation[117].

3.2.7 Antireligion

Au Canada, le durcissement des positions « laïques » et la croissance d’une attitude plus généralement hostile de certains segments de la population envers la religion constituent une tendance sociale, inspirée en partie par les tendances observées dans d’autres démocraties libérales occidentales. Certains sociologues canadiens y voient un phénomène davantage présent parmi les élites politiques et sociales du pays. Par le passé, constatent les penseurs, il allait de soi que les gens étaient croyants et l’axe premier des conflits religieux/de croyance résidait dans les différences entre les croyances (chrétiennes pour la plupart). « Aujourd’hui, c’est la foi elle-même qui pose souvent problème » [118] et les conflits opposent de plus en plus des personnes croyantes à des personnes non croyantes.

Les sentiments antireligieux tirent leurs forces d’une variété de sources qui ont généralement en commun une vision stéréotypée des religions, leur attribuant une nature « foncièrement rétrograde, tribale, anti-égalitaire et potentiellement violente »[119]. Dans certains cas, des préjugés anti-immigrants, le racisme et la xénophobie viennent renforcer les sentiments antireligieux[120]. Dans d’autres, ces sentiments se fondent sur des idéologies laïques variées qui remettent en question les coutumes et institutions chrétiennes dominantes traditionnelles. 

Dans d’autres encore, ces deux courants antireligieux se chevauchent. Le retrait ou la remise en question des mesures d’adaptation prévues pour tenir compte des besoins de l’ensemble des groupes religieux à la suite d’une réaction publique négative initiale à l’accommodement d’un groupe religieux minoritaire particulier est un exemple de ce genre de chevauchements[121]. Dans ce contexte, certains soutiennent que les chrétiens pratiquants (dont les personnes issues des confessions traditionnellement dominantes) sont de plus en plus relégués au rang de « minorité » marginalisée[122].

3.2.8 Litiges et chevauchements inter et intrareligieux

Les adeptes d’une religion/croyance sont à la fois victimes et auteurs de préjugés et de discrimination à l’endroit d’une variété de groupes minoritaires internes ou externes. Les recherches et la jurisprudence illustrent comment l’intersection des identités et les dynamiques de pouvoir peuvent agir de différentes façons au sein des communautés de croyance et mener au ciblage et à la marginalisation de groupes qui sont minoritaires en raison de leurs croyances, sexe, handicap ou identité/orientation sexuelle. Par exemple, des recherches laissent entendre que les femmes croyantes portent souvent un double fardeau constitué d’une discrimination interne fondée sur le sexe et d’une discrimination et d’un désavantage externes fondés sur la religion et l’ethnicité. Dans certains cas, comme dans celui des femmes musulmanes portant le hijab ou des femmes hindoues ou sikhes portant l’habit traditionnel, cela est dû en partie à leur vulnérabilité socio-économique élevée ou à leur grande visibilité, ou aux deux[123]. Bien que de nombreuses situations récentes de conciliation de droits contradictoires aient opposé des personnes croyantes à des femmes ou à des minorités sexuelles, les penseurs insistent sur l’importance de ne pas homogénéiser les relations antagonistes entre de telles communautés et identités, ou présumer que ces dernières sont mutuellement exclusives[124].

Les conflits confessionnels et doctrinaux entre adeptes de la même foi ou de fois différentes sont également courants dans la jurisprudence[125]. Les chercheurs font également part d’une diversité ethnoculturelle croissante au sein des confessions chrétiennes traditionnellement dominantes[126]. Dans certains cas, cette « désoccidentalisation du christianisme » a contribué aux tensions et conflits entourant les ententes de statu quo au sein d’organisations chrétiennes et entre elles, dans la mesure où celles-ci continuent de privilégier les formes traditionnellement dominantes d’expression du christianisme au détriment des formes d’expression d’inspiration culturelle (non occidentales)[127].


 

[70] Statistique Canada qualifie les crimes haineux déclarés par la police d’« affaires criminelles qui, après enquête par la police, sont déterminées comme ayant été motivées par la haine d’un groupe identifiable. L’affaire peut cibler la race, la couleur, l’origine nationale ou ethnique, la religion, l’orientation sexuelle, la langue, le sexe, l’âge, l’incapacité mentale ou physique, ou d’autres facteurs tels que la profession et les convictions politiques. » (Statistique Canada. Les crimes haineux déclarés par la policewww.statcan.gc.ca/daily-quotidien/110607/dq110607a-fra.htm. Statistique Canada recueille tous les ans depuis 2006 des données sur les crimes haineux déclarés par la police. Depuis 2010, il recueille des données complètes qui couvrent et comparent l’ensemble du Canada (99 % de la population) depuis 2010.

[71] Selon l’étude de Statistique Canada de 2012 (la première du genre à faire état des crimes haineux à l’échelon provincial dans toutes les provinces et territoires du Canada) l’Ontario (et particulièrement les régions métropolitaines établies dans le recensement) affichait le taux le plus élevé de crimes haineux au pays. L’étude de 2011 faisait état d’une hausse de 43,2 % des crimes haineux (901 au total) rapportés en Ontario en 2009, par rapport à 2008, et d’une hausse de 35 % des crimes haineux rapportés dans l’ensemble du pays en 2008 par rapport à 2007. Pour plus de renseignements, consulter les recherches menées en 2011 par Dauvergne et Brennan (2011) à l’aide de données de 2009 ainsi que les recherches menées par Dowden et Brenna (2012) à l’aide de données de 2010.

[72] Selon Statistique Canada, en 2001, la majorité de la population de l’Asie occidentale (43 %) était iranienne, tandis que 20 % était arménienne, 12 % afghane et 12 % turque (Lindsay, 2001, p. 9). La majorité des Canadiens d’origine asiatique occidentale sont musulmans (idem, p.12).

[73] « Une étude pilote des rapports de police sur les crimes haineux de 12 services de police canadiens menée par Statistique Canada » par exemple « révélait une hausse marquée des incidents antimusulmans (et, curieusement, antisémites) perpétrés l’année suivant les événements du 11 septembre » (Seljak et coll., 2007, p. 26). D’après l’étude sur les rapports de police sur les crimes haineux de 12 services de police de grands centres urbains canadiens, 928 crimes haineux ont été commis en 2001 et 2002, dont 43 % étaient motivés par la religion, au deuxième rang après la race et l’ethnicité (57 %) (Seljak et coll., 2007).

[74] Voir Statistique Canada (2003b) et Seljak et coll. (2008) pour obtenir une analyse des conclusions de l’enquête.

[75] Voir Seljak et coll. (2007).

[76] Voir Sharify-Funk (2011), Emon (2010) et Bramadat (2007).

[77] Citant Seljak et coll. (2008, p. 13-14) qui poursuit :

Certaines personnes soutiennent que le Canada est essentiellement un pays chrétien et que les nouveaux arrivants non chrétiens devraient apprendre à s’adapter à cette réalité. D’autres disent en revanche que le Canada est un pays laïque fondé sur une séparation stricte de l’Église et de l’État qui, par conséquent, ne peut tenir compte des besoins en matière de religion des nouveaux arrivants sans compromettre sa neutralité.

[78] Il existe des preuves à l’appui du fait que les Canadiennes et Canadiens deviennent de plus en plus las des valeurs multiculturelles d’inclusion et de tolérance, leur préférant de plus en plus les approches d’assimilation en matière de diversité ethnique et religieuse (voir les Annexes 24 et 25). Selon un nouveau sondage de 2005 sur les attitudes dans le monde mené par Pew Research par exemple, les opinions des Canadiennes et Canadiens étaient nettement plus axées sur l’assimilation que celles de la plupart des citoyens d’autres pays de l’OCDE, et pareilles à celles des Américaines et Américains (voir l’Annexe 25  World Values Survey de 2005-2008 - Importance accordée à l’adoption par les immigrants des valeurs de son pays).

[79] L’affaire Randhawa v. Tequila Bar and Grill Ltd, 2008 AHRC 3 (CanLII) examinée par le tribunal des droits de la personne de l’Alberta avait trait au refus d’accorder l’accès d’un homme sikh portant un turban à un bar parce que, selon le portier, le bar avait « une image à protéger » et ne voulait pas « laisser entrer trop de personnes à peau brune ». Il s’agit là d’un unique exemple des nombreux incidents troublants de discrimination fondée sur des motifs entrecroisés liés à la race, à la religion, à l’ethnicité et à l’ascendance qui ont été recensés. Consulter d’autres affaires de discrimination mettant en cause des motifs entrecroisés dans l’Examen de la jurisprudence relative à la croyance.

[80] Les chercheurs canadiens font remarquer que dans l’ensemble, peu d’études savantes ont été effectuées sur les types et degrés de discrimination religieuse commise au Canada (Bramadat, 2007; Seljak, 2012). Les données à notre disposition, qui proviennent de façon disproportionnée de sondages d’opinion, ont de nombreux défauts d’ordre méthodologique qui limitent notre capacité à en tirer des conclusions générales. Ce manque de recherches et de données sophistiquées sur les réalités démographiques liées à la religion et la croyance, et à la discrimination et la tolérance en général, mine sérieusement la prise de décisions éclairées, fondées sur des données probantes. Bien qu’on ait pu observer durant la dernière décennie un intérêt croissant pour la diversité de religion et de croyance dans les milieux décisionnels et de recherche, et une attention plus grande
y étant accordée, des lacunes considérables demeurent quant aux données de base.

[81] L’Enquête sur la diversité ethnique de 2003 est l’une des rares études se penchant directement sur l’expérience et les perceptions de la population canadienne en matière d’intolérance et de discrimination raciale (Statistique Canada, 2003b). Une proportion relativement petite de répondants à cette enquête ont affirmé avoir fait l’objet de discrimination ou d’un traitement injuste en raison de leur religion. Des personnes ayant rapporté avoir subi de la discrimination au cours des cinq années précédentes, 13 % ont nommé la religion comme motif (16 % de femmes, 11 % d’hommes). Un moins grand pourcentage de minorités visibles (10 %) ont rapporté des incidents de discrimination fondée sur la religion, citant pour la plupart la race et l’ethnicité comme motif principal de la discrimination (Voir l’annexe N pour connaître les pourcentages de Canadiennes et Canadiens de minorités visibles rapportant des cas de discrimination fondée sur la religion par opposition aux Canadiennes et Canadiens issus d’autres groupes). Une autre étude récente menée pour le compte de l’Université de Toronto par Jeffrey Reitz, Rupa Banerjee, Mai Phan et Jordan Thompson (2008, p. 15) a montré que le statut de minorité visible était un facteur de risque de désavantage et de discrimination plus important que la religion. Leur examen de l’Enquête sur la diversité ethnique de 2002 de Statistique Canada a révélé que « [c]onformément à leur appartenance à des groupes minoritaires visibles, les hindous, les sikhs et les bouddhistes font l’objet de davantage de discrimination, à la fois objectivement sur le plan du revenu des ménages et subjectivement sur le plan de la discrimination signalée et la vulnérabilité » que d’autres groupes confessionnels comptant moins de minorités visibles. Consulter les Annexes 27 et 28 pour connaître le pourcentage de minorités visibles dans chaque groupe religieux canadien ainsi que l’iniquité objective et signalée selon la race et la religion au Canada. Néanmoins, Reitz et coll. (2008) nuancent leurs constats en notant que les effets des événements du 11 septembre et la polarisation religieuse qui s’en est suivie ne se reflètent peut-être pas dans les données du recensement de 2002 qu’ils ont analysées. En effet, les auteurs prédisaient des résultats différents s’ils répétaient leur étude aujourd’hui, étant donné les tendances en matière de polarisation.

[82] Par exemple, l’étude de Peter Beyer’s (2005) montre que les musulmans canadiens ont le deuxième plus haut niveau de scolarisation au Canada (après les juifs), qui est de 10 % supérieur à la moyenne canadienne. Malgré cela, « les musulmans gagnent manifestement peu d’argent comparativement à leur niveau de scolarité » (cité dans Seljak et coll., 2007). Cela semble aussi le cas des musulmans de deuxième génération ayant un haut niveau de scolarité (voir aussi Model et Lin, 2002) selon une étude des données de recensement 1991, qui a obtenu des conclusions similaires (cité dans Seljak et coll., 2007). Model et Lin (2002, p. 12) ont mené une étude sur les taux d’emploi et de participation à la main d’œuvre. D’après eux, les « indicateurs de bien-être économique relatif des groupes minoritaires religieux canadiens laissent entendre que les musulmans sont les plus désavantagés, suivis de près des sikhs » (p. 1083). De telles conclusions poussent Seljak et coll. (2007) à conclure que « [s]i cette situation se maintient chez les deuxième et troisième générations de musulmans issus de la vague d’immigration d’après les années 1960, nous pourrions bien voir émerger au Canada des conflits religieux similaires à ceux qui ont marqué l’Europe récemment ». 

[83] Prenant note de la façon dont le « néoracisme » s’articule souvent autour de la religion, Balibar (2007, p. 85) affirme :

Nous voyons ici que le naturalisme biologique ou génétique n’est pas la seule forme de naturalisation du comportement humain et des affinités sociales [...] [L]a culture peut aussi fonctionner comme la nature, et peut surtout servir de façon de confiner à priori les personnes et les groupes dans une généalogie, dans une détermination d’origine immuable et intangible.   

Pour en connaître davantage sur les qualités distinctives du « néoracisme » contemporain, consulter les écrits de Barker (1981) sur le « nouveau racisme », de Miles (2003) sur la « racialisation », de Modood (1997) sur le « racisme culturel » et de Taguieff (2001) sur le « racisme différencialiste ».

[84] La définition et la notion mêmes de « racialisation » anticipent cette possibilité. Le sociologue britannique Robert Miles fournit une construction théorique du concept de racialisation qui n’est pas exclusivement fondée sur la notion d’« inhérence biologique » et de couleur de la peau. Pour Miles, la racialisation fait intervenir des « processus de signification » qui « créent des collectivités différenciées sur le plan de la race »  à partir d’« indicateurs d’altérité raciale historiquement mouvants ». Ces processus peuvent puiser dans d’autres « ismes » (p. ex. nationalisme, ethnicisme) et interagir avec eux (Miles, 1982, p.170). Le concept d’« articulation raciale » a été développé par Miles pour aider à explorer ce genre d’interrelations entre les idéologies d’exclusion et les processus d’« altérité ».

[85] Des penseurs ont retracé l’évolution historique du phénomène de l’antijudaïsme, de l’ère du Judenhass (haine des juifs manifeste au sein des Empires perse et séleucide, et dénonciation des juifs qualifiés de « tueurs du Christ » par l’Église chrétienne naissante et l’Empire romain) jusqu’à l’antisémitisme de l’ère moderne qui a rendu possible l’adoption de la « Solution finale », fondée sur les idées de déterminisme biologique entourant la race et la nation. L’intellectuel allemand Wilhelm Marr a été le premier à utiliser le mot Antisemitismus en 1879. L’historien Martin Bunzl (2007, p. 12-13) ajoute :

Le terme et l’idéologie l’accompagnant ont été inventés par des intellectuels allemands qui ont fait de l’exclusion des juifs le pilier d’un mouvement politique et culturel. La haine des juifs date de bien longtemps avant ce mouvement, bien sûr. Mais avant l’ère moderne, l’antijudaïsme était fondé sur la religion. Les persécutions des juifs pouvaient être brutales, mais, du moins en théorie, ces derniers pouvaient se départir de leurs stigmates par la conversion. Or, la variante de la haine contre les juifs de la fin du 19e siècle avait de nouveau le fait qu’elle était ancrée dans la notion de race. Concept laïque s’inscrivant dans la quête moderne d’une classification rationnelle, l’idée de la race imposait aux juifs une destinée biologique immuable. Tout cela était rattaché à un projet de nationalisme, au sein duquel les champions de l’antisémitisme se voyaient, d’abord et avant tout, comme des gardiens de la pureté ethnique de l’État-nation. Étant donné leur différence raciale, les juifs ne pouvaient plus appartenir à cette communauté nationale, qu’ils aient voulu ou non l’assimilation culturelle.

[86] Cette définition est tirée d’un rapport de 2004 de l’Observatoire européen des phénomènes racistes et xénophobes de l’Union européenne (EUMC). Le rapport constitue la première étude exhaustive de l’antisémitisme dans l’UE. En 2005, L’EUMC (renommé depuis Agence des droits fondamentaux de l’Union européenne [FRA]) a adopté la « définition de travail » de l’antisémitisme suivante qui s’inspire du rapport de 2004 :

L’antisémitisme est une certaine perception des juifs, pouvant s’exprimer par de la haine à leur égard. Les manifestations rhétoriques et physiques de l’antisémitisme sont dirigées contre des individus juifs ou non-juifs et/ou leurs biens, contre les institutions de la communauté juive et contre les institutions religieuses juives (définition citée sur le site Web du European Forum on Antisemitism, à l’adresse www.european-forum-on-antisemitism.org/working-definition-of-antisemitism/francais-french/; Extrait le 10 mai 2013).

Les unités de l’Organisation pour la sécurité et la coopération en Europe (OSCE) chargées de la lutte contre l’antisémitisme utilisent aussi cette définition, tout comme le rapport du Département d’État des États-Unis publié plus tôt cette année et intitulé Contemporary Global Antisemitism.

[87] Le Protocole d’Ottawa (2011) réaffirme la définition de travail de l’antisémitisme de l’EUMC – devenue l’Agence des droits fondamentaux de l’Union européenne (FRA) – énonçant ce qui suit :

Exemples actuels non exhaustifs d’attitudes antisémites dans la vie publique, les médias, les écoles, au travail et dans la sphère religieuse :

  • Appeler à tuer et à faire souffrir les juifs, de même que soutenir ou justifier ces exhortations, au nom d’une idéologie radicale ou d’une vision religieuse extrémiste
  • Faire des allégations mensongères, déshumanisantes, diabolisantes ou stéréotypées sur les juifs en tant que tels ou sur le pouvoir des juifs en tant que collectivité –par exemple les mythes sur une conspiration mondiale juive ou sur les juifs contrôlant les médias, l’économie, le gouvernement ou les autres institutions de la société
  • Accuser les juifs en tant que peuple d’être responsables des méfaits réels ou imaginaires commis par une seule personne juive ou un seul groupe juif, ou même d’actes commis par des non-juifs.
  • Nier le fait, l’objectif, les mécanismes (par ex : les chambres à gaz) ou l’intention du génocide à l’encontre du peuple juif par l’Allemagne national-socialiste, ses défenseurs et ses complices au cours de la Seconde Guerre mondiale (l’Holocauste)
  • Accuser les juifs en tant que peuple, ou Israël en tant qu’État d’inventer ou d’exagérer l’Holocauste
  • Accuser les citoyens juifs d’être plus loyaux à l’égard d’Israël, ou de supposées priorités juives dans le monde, au détriment des intérêts de leurs propres nations (voir Coalition interparlementaire de lutte contre l’antisémitisme, 2010).

[88] Voir supra, note 42 pour une explication du bien-fondé d’utiliser la graphie « antisémitisme » plutôt qu’« anti-Sémitisme ».

[89] Si certains considèrent que le terme antisémitisme ne s’applique proprement qu’à sa variante dominante et fondée sur la race du 19e siècle, d’autres mettent en lumière des constances et des transformations s’étalant sur une longue période, allant des temps anciens au présent. 

[90] Par exemple, Ben-Moshe (2007, p. 108) affirme ce qui suit :

Le nouvel antisémitisme n’est pas l’antisémitisme « classique » dirigé vers les juifs parce qu’ils sont étrangers et différents, mais l’effet du débordement du conflit israélo-palestinien sur les communautés juives du monde entier [...] [Il] vise l’État collectif juif, malgré l’emploi de caractéristiques antisémite classique [...]

Bien que ces caractéristiques et éléments précis demeurent contestés et continuent d’évoluer, le nouvel antisémitisme (que certains appellent la judéophobie) inclut des dimensions comme le fait de « cibler Israël pour le condamner et lui faire subir l’opprobre de façon sélective » (pour citer le Protocole d’Ottawa), qualifier l’État d’Israël de « collectif juif », retirant par le fait même aux juifs le droit à l’autodétermination nationale dont jouissent les autres (par exemple en attaquant la légitimité de l’État d’Israël, en comparant Israël à l’Afrique du Sud du temps de l’apartheid).

[91] Tout en reconnaissant que l’antisionisme peut prendre des formes antisémites, le rapport de 2004 de l’Observatoire européen des phénomènes racistes et xénophobes de l’Union européenne laisse entendre qu’il est légitime de parler d’antisémitisme seulement si l’on cible les juifs en tant que « juifs ». De cet angle, les points de vue antisionistes sont uniquement antisémites si l’« on perçoit Israël comme étant un représentant du “fait juif” et non l’“État d’Israël”, c’est-à-dire en tant qu’État critiqué pour ses politiques concrètes » (rapport de 2004 de l’Observatoire européen des phénomènes racistes et xénophobes de l’Union européenne, cité dans Bunzl, 2007).

[92] Voir supra, note 42, pour une explication du bien-fondé d’utiliser la graphie « antisémitisme » plutôt qu’« anti-Sémitisme ».

[93] En partie en reconnaissance de cela, les quatre grands partis politiques fédéraux ont créé en 2009 la Coalition parlementaire canadienne de lutte contre l’antisémitisme pour explorer et combattre l’antisémitisme, y compris le nouvel antisémitisme. 

[94] Voir bnaibrith.ca/files/audit2011/AUDIT2011.pdf.

[95] B’nai Brith (2012).

[96] Tel Aviv University. Antisemitism Worldwide 2010 General Analysis, 2010, Roni Stauber (éd.), Stephen Roth Institute for the Study of Contemporary Antisemitism and Racism et Kantor Center for the Study of Contemporary European Jewry, 2010. Étude citée dans Sutcliffe, 2007.

[97] CODP, 2005, p. 10. Le document Politique et directives sur le racisme et la discrimination raciale de la CODP qualifie l’islamophobie de « nouvelle forme de racisme sévissant au Canada » qui, « [e]n plus de motiver des actes d’intolérance et de profilage racial, [...] mène à considérer, aux niveaux institutionnel, systémique et sociétal, que les musulmans constituent une menace accrue pour la sécurité ». De façon similaire, la Fondation canadienne des relations raciales (2013b) définit ainsi l’islamophobie : « expression de craintes, de stéréotypes négatifs, de préjugés ou d’actes d’hostilité vis-à-vis de la religion islamique et des musulmans ».

[98] Définition tirée du mémoire national des Pays-Bas inclus à une étude non publiée de 2002 de l’Observatoire européen des phénomènes racistes et xénophobes de l’Union européenne (EUMC), citée dans Allen (2010, p. 134). Nommée RAREN 3 data collection project, l’étude a été menée par l’EUMC à la fin de 2001 et au début de 2002 pour établir des définitions universellement acceptées du « racisme », de la « xénophobie », de l’« antisémitisme » et de l’« islamophobie ». Dans le cadre de l’étude, les membres de l’UE ont été invités à soumettre leurs propres définitions.

[99] British Runnymede Trust (1997), cité dans Jamil (2012, p. 65).

[100] L’Observatoire européen des phénomènes racistes et xénophobes a demandé à Allen et Jorgen S. Nielsen de corédiger un rapport intitulé Summary report on islamophobia in the EU after 11 September 2001 (2010, p. 190). Allen continue de mener des recherches sur l’islamophobie financées par le gouvernement au Royaume-Uni et à l’échelle internationale. Il définit l’islamophobie de la façon suivante :

Idéologie similaire au racisme, et aux autres phénomènes du genre sur le plan de la théorie, de la fonction et de l’objectif, qui maintien et perpétue une acception négative des musulmans et de l’islam dans le contexte contemporain, de façon similaire à ce qu’elle a pu faire par le passé, mais pas nécessairement dans la continuité, qui agit sur les actions, interactions et réactions sociales et autres, en modelant et en déterminant les interprétations, perceptions et attitudes du consensus social (les langues partagées et les schémas conceptuels) qui alimentent et créent la façon de voir les musulmans et l’islam comme « autres » [...]  Se manifestent par conséquent des pratiques d’exclusion qui entraînent des désavantages, des préjudices et de la discrimination, dont des actes de violence, envers les musulmans et l’islam dans les sphères sociale, économique et politique. Pour que cela soit qualifié d’islamophobie, une dimension « musulmane » ou « islamique » doit cependant être présente, qu’elle soit avouée, explicite ou implicite, manifeste, exprimée ou cachée, ou même exprimée de façon nuancée par l’entremise de sens d’origine « théologique », « sociale », « culturelle », « raciale », et ainsi de suite, qui parfois ne mentionnent ou n’identifient pas nécessairement les « musulmans » ou l’« islam ».

Bien que lourde et complexe, la définition d’Allen porte sans conteste vers l’avant l’acquisition analytique du concept en s’éloignant de définitions qui :

  • reposent sur des représentations « ouvertes » ou « fermées », « vraies » ou « fausses » de l’islam (qui ont tendance à mener à une politique de l’authenticité hargneuse et largement non pertinente du genre « le vrai islam dit [...] »), ou établissent entre elles de distinctions
  • ne font pas de distinctions entre les causes et les effets de l’islamophobie et les autres phénomènes connexes (en minimisant l’islamophobie ou en ignorant sa relation au racisme, à la xénophobie, à l’orientalisme et autres)
  • considèrent l’islamophobie en vase clos social et historique, soit en surgénéralisant ou en étant incapable d’établir des liens au-delà d’un événement ou d’un enjeu spécifique, serti dans le temps
  • n’explorent pas les mécanismes « idéologiques » et discursifs qui servent à maintenir et perpétuer l’islamophobie.

[101] Zine (2004, p. 113). Zine, un professeur de sociologie de l’Université Wilfrid-Laurier, soutient ce qui suit : « Pour comprendre les dimensions complexes par l’entremise desquelles s’opère l’islamophobie, il est nécessaire de sortir la définition du cadre de sa conception limitée de “peur et haine de l’islam et des musulmans” et de reconnaître que ces attitudes sont intrinsèquement liées aux formes individuelles, idéologiques et systémiques d’oppression qui favorisent la logique et la justification de rapports de pouvoirs spécifiques ». 

[102] Quelques questions : Dans quelle mesure les principes de l’islam sont-ils réellement un point de mire des islamophobes, et dans quelle mesure les musulmans ou Arabes ou Asiatiques du Sud sont-ils ciblés en tant que personnes, quelle que soit leur croyance? Comment une communauté très multiethnique qui n’a pas en commun l’ascendance biologique peut-elle être l’objet de racisme? Selon Meer et Modood (2010, p. 77) « bien qu’il soit vrai que “musulman” ne représente pas une catégorie biologique (putative) comme le font les termes “noir” ou “sud-asiatique” ou “chinois”, la même chose peut être dite du terme “juif”. Dans le cas des juifs, il a fallu une longue histoire non linéaire de racialisation pour transformer un groupe ethnoreligieux en race ». De façon similaire, « les musulmans bosniaques ont été victimes de “nettoyage ethnique” aux mains d’un groupe de personnes qui se sont mis à les identifier à un groupe “racial” alors qu’ils avaient les mêmes caractéristiques qu’eux sur le plan phénotypique, linguistique et culturel ». Meer et Modood (2010, p. 82) poursuivent en observant comment « on entend souvent qu’à la différence des identités fondées sur le genre et la race, des attributs involontairement prescrits à la naissance, le fait d’être musulman relève du choix de la croyance et, par conséquent, les musulmans devraient avoir moins de protection au sens de la loi que ces autres formes d’identité. Cela fait cependant fi [...] du fait que les gens ne choisissent pas de naître ou non dans une famille musulmane. De façon similaire, personne ne choisit de naître au sein d’une société où le fait d’être musulman ou de ressembler à un musulman occasionne des soupçons ou de l’hostilité, qui s’apparentent logiquement au genre de discrimination raciale dont font l’objet d’autres minorités [...] »

[103] La plupart des gens s’entendent par contre à dire que même si l’islamophobie d’aujourd’hui a des caractéristiques distinctes, elle s’inspire d’un bassin de discours, d’images et de stéréotypes hostiles provenant d’un bien plus long vécu historique de l’Europe avec l’islam.

[104] Les études quantitatives et qualitatives menées jusqu’à présent indiquent que les préjugés à l’endroit des musulmans se sont accrus. Une bonne partie de cette recherche est basée sur des sondages d’opinion et autres enquêtes. Selon un rapport élaboré par le service de police de Toronto, les crimes haineux commis à Toronto ont affiché une hausse de 66 % en 2001, dont la plus grande part était dirigée vers les musulmans (Zine, 2004). Parmi les incidents rapportés cette année-là figuraient l’agression au couteau d’un homme musulman, l’agression et l’hospitalisation d’un garçon de 15 ans, des tentatives par des conducteurs de frapper des femmes musulmanes alors qu’elles traversaient la rue; des menaces proférées contre des mosquées et écoles islamiques; à Hamilton, près de Toronto, un attentat à la bombe incendiaire contre un temple hindou qu’on avait pris pour une mosquée (Zine, 2004). Un autre sondage Ipsos Reid a révélé que 60 % des personnes interrogées ont estimé que la discrimination à l’égard des musulmans avait augmenté par rapport à il y a dix ans (Chung, 2011, cité dans Jamil, 2012). Pour consulter d’autres recherches qualitatives sur l’islamophobie, voir Jamil (2012) et Perry et Poynting (2006). D’autres recherches sur l’islamophobie étaient également menées au Canada en 2012 par la Dre Barbara Perry, y compris une étude non publiée (à l’époque) d’une durée d’un an sur la hausse des agressions haineuses commises contre des musulmans.

[105] Le directeur général du Conseil des relations américano-islamiques (CAIR-CAN), Ihsaan Gardee, a donné ses impressions de trois mythes récurrents présents dans le contexte canadien :  (1) les musulmans sont monolithiques; ils éprouvent, pratiquent et expriment tous leur religion de la même façon; (2) les musulmans tentent de miner les institutions démographiques et représentent une menace pour la société; (3) il y a un lien nécessaire entre la haine et l’islam (p. ex. l’islam véhicule la haine à l’égard des femmes, minorités LGBT et non-musulmans).

[106] Par exemple, dans le cadre du sondage le plus exhaustif en son genre mené en 2006-2007 par la firme Environics Canada, 28 % des membres de la population générale du Canada sondés croyaient que « la plupart » ou « beaucoup » de Canadiennes et de Canadiens avaient de l’hostilité envers les musulmans (Adams, 2009, p.23). Trente-huit p. 100 des 2 000 Canadiennes et Canadiens interrogés affirmaient avoir une impression négative de l’islam. De telles évaluations étaient clairement porteuses de préoccupations en matière de sécurité étant donné que la plupart des répondants jugeaient très (19 %) ou assez (40 %) probable que des Canadiennes ou Canadiens d’origine musulmane commettent un attentat terroriste en sol canadien.

Une variété de sondages d’opinion et d’autres enquêtes menés ultérieurement ont révélé des niveaux croissants d’animosité à l’endroit des musulmans, qui étaient généralement vus comme le moins aimé et digne de confiance de tous les groupes confessionnels, ethniques ou raciaux de la population générale canadienne. Par exemple, lors d’un sondage de Léger Marketing (de 2007) commandé par Sun Media, seulement 53 % des plus de 3 000 adultes canadiens sondés entre décembre 2006 et janvier 2007 ont dit avoir une impression positive de la communauté arabe, comparativement à 70 % dans le cas de la communauté noire et 76 % dans le cas de la communauté juive (Léger Marketing 2007). Un sondage (de 2008) mené auprès de 1 522 Canadiennes et Canadiens par Léger Marketing au nom de l’Association d’études canadiennes et de la Fondation canadienne des relations raciales a donné des résultats similaires (Hill, 2012; voir aussi Jedwab, 2008). Un sondage téléphonique équivalent aurait une marge d’erreur de 2,9  %, 19 fois sur 20. Quand on leur a demandé quel était leur niveau de confiance à l’endroit des protestants, catholiques, juifs, peuples autochtones, immigrants et musulmans, les notes de « confiance totale » pour les cinq groupes (obtenues à l’aide d’une combinaison des notes « grande confiance » et « confiance relative »)  étaient : protestants 71 %, catholiques 70 %, juifs 69 %, peuples autochtones 64 %, immigrants 64 % et musulmans 48 % (le manque de confiance envers les musulmans était le plus élevé chez les Canadiennes et Canadiens âgés). Les personnes âgées de 18 à 24 ans ont donné aux musulmans la plus haute note de confiance et les personnes de plus de 65 ans, la plus basse. Un sondage d’opinion publique mené en ligne par la firme Angus Reid en novembre 2010 demandait à 1 006 adultes canadiens choisis au hasard s’ils croyaient que le Canada était tolérant ou intolérant à l’égard de neuf différents groupes (Angus-Reid, 2008). Le tiers des répondants (33 %) pensaient que la société canadienne était intolérante à l’égard des musulmans, soit le taux le plus élevé de toutes les catégories (suivi des Canadiennes et Canadiens autochtones et des immigrants de l’Asie du Sud). Voir l’annexe 30 pour obtenir plus de résultats à ce chapitre. Lorsqu’on a demandé aux répondants quels groupes étaient les moins bien appréciés au Canada, les musulmans ont obtenu le plus haut pointage (33 %) suivi des immigrants de l’Inde et du Pakistan (24 %), de l’Afrique (16 %) et de la Chine (10 %).

Une autre étude menée par l’Association d’études canadiennes en 2011 a révélé que 43 % (ou moins de la moitié) des 2 345 personnes interrogées avaient des perceptions « très positives » ou « plutôt positives » des musulmans (Boswell, 2011, cité dans Jamil, 2012).

[107] Voir Allen (2010) qui se penche sur la situation au Royaume-Uni.

[108] Le sondage Focus Canada d’Environics de 2006-2007 a révélé que 55 % des Canadiennes et Canadiens pensaient que l’interdiction du voile islamique (de tout genre) n’était pas une bonne idée, par opposition à 57 % d’Américains et 62 % de Britanniques (Adams, 2009). L’interdiction du voile était une bonne idée aux yeux de 36 % des répondants. Inspirée par une étude semblable effectuée par le projet Pew Global Attitudes en France, en Espagne, en Allemagne et en Grande-Bretagne, la firme Environics a également sondé 500 musulmans canadiens et 2 000 membres de la population générale canadienne pour obtenir un portrait comparatif des attitudes envers l’intégration des musulmans au Canada. Le sondage auprès des musulmans canadiens a eu lieu du 30 novembre 2006 au 5 janvier 2007, tandis que celui mené auprès de la population générale a eu lieu entre le 8 décembre et le 30 décembre 2006 (Adams, 2009). Fait intéressant, lorsqu’on leur a demandé s’ils croyaient que les musulmans voulaient « adopter les coutumes et le mode de vie canadiens » ou voulaient « être distincts de la société canadienne au sens large », une faible majorité (55 %) de musulmans croyait que les musulmans voulaient adopter le mode de vie canadien. Au sein de la population en général, seulement un quart de toutes les Canadiennes et de tous les Canadiens (25 %) croyait qu’une majorité de musulmans voulaient adopter des habitudes de vie canadiennes et une majorité (57 %) affirmait que les musulmans voulaient demeurer distincts. Enfin, 7 % de la population générale croyait que les musulmans canadiens désiraient à la fois s’intégrer et demeurer distincts (Adams 2009). Des cinq pays à l’étude (dont la France, l’Allemagne, l’Angleterre et l’Espagne), le Canada affichait la seconde plus grande disparité entre les opinions de la communauté musulmane et celles de la population générale. Cette constatation pourrait indiquer que beaucoup de Canadiennes et de Canadiens associent le port de symboles extérieurs comme le hijab au manque d’adaptation aux « coutumes et normes canadiennes » ou à une résistance à ce chapitre (par opposition à la simple expression de questions d’identification ou de sécurité « raisonnables », comme on le représente souvent). Le maintien d’un caractère culturel distinct, jumelé à une adaptation aux normes canadiennes était rarement vu comme une option, le domaine des possibilités étant dominé uniquement par une approche de tout ou rien.

[109] Bien que cela ne soit pas affirmé explicitement, le projet de loi 94 vise spécifiquement les femmes musulmanes qui portent le niqab (voile recouvrant complètement le visage) en public, en raison d’un souci avoué pour la sécurité, l’identification et les communications.

[110] Sharify-Funk (2011). Le sondage Angus Reid de 2010 a aussi révélé que 95 % appuyaient le projet de loi. Dans l’ensemble, les hommes étaient plus susceptibles de l’appuyer que les femmes (83 % contre 77 %), tout comme les personnes de 55 ans et plus y étaient plus favorables que les personnes de moins de 35 ans (86 % contre 69 %). Le projet de loi a reçu un important soutien public de personnes comme le premier ministre Harper (« la loi a [...] du bon sens ») et Michael Ignatieff (qui l’a qualifiée de compromis raisonnable). Le vice-président des relations publiques de Angus Reid, Mario Conseco, a indiqué qu’« une mesure gouvernementale obtient très rarement un si grand soutien de la part de la population » avant de faire remarquer qu’« un tel degré de consensus donne à penser qu’on a atteint un point culminant : un moment auquel les Canadiennes et Canadiens atteignent les limites de l’« image de soi tant glorifiée d’une société tolérante et inclusive » (cité dans Sharify-Funk, 2011, p.146).

[111] À l’instar du sondage de la firme Environics Canada de 2006, le sondage Focus Canada de 2011 mené par l’Environics Institute a révélé que la population canadienne a davantage tendance à penser que les musulmans font l’objet de discrimination (souvent ou parfois). Ce sondage était fondé sur des entretiens téléphoniques réalisés auprès d’un échantillon représentatif de 1 500 Canadiens (âgés de 18 ans et plus) entre le 21 novembre et le 14 décembre 2011. Stratifié de façon à assurer la couverture de l’ensemble des 10 provinces, l’échantillon de l’étude reflète la population par groupe d’âge, sexe et taille de la communauté. Les résultats obtenus d’un sondage de cette taille auprès de la population devraient être fiables selon une marge d’erreur de plus ou moins 2,5 %, 95 fois sur 100.

[112] Dans le cadre du sondage d’Environics de 2006-2007, la plus jeune cohorte de répondants musulmans canadiens était la plus susceptible de signaler une expérience de discrimination: 42 % des 18 à 29 ans affirmaient avoir vécu une telle expérience, soit 11 points de pourcentage de plus que la moyenne des répondants musulmans (Adams, 2009). Les femmes étaient aussi plus susceptibles que les hommes de dire qu’elles avaient fait l’objet de discrimination, une tendance liée en partie à leur plus grande visibilité lorsqu’elles portent le voile partiel (hijab) ou complet (niqab) qui les identifient à la religion musulmane (Adams, 2009; voir aussi Jamil, 2011).

[113] Un sondage national mené en 2002 par la section canadienne du Conseil des relations américano-islamiques (CAIR-CAN) et intitulé Canadian Muslims One Year After 9-11 – a montré que les musulmans se sentaient de plus en plus la cible de discrimination religieuse depuis les événements du 11 septembre. Dans l’année suivant les attentats, 56 % des répondants ont signalé avoir été victimes d’incidents antimusulmans. Des incidents recensés, 33 % prenaient la forme de violence verbale, 18 % de profilage racial et 16 % de discrimination en emploi (cité dans Conseil des relations américano-islamiques Canada, 2004, p. 6).

[114] Jamil (2012).

[115] Husaini (1990).

[116] À la différence de l’antisémitisme classique et d’autres formes modernes de racisme qui mettent en doute la « capacité d’inclusion » des groupes racialisés « à la communauté nationale [...] dans l’intérêt de la purification nationale », Bunzl (2007, p. 13) commente la situation de l’Europe contemporaine : « les islamophobes ne se préoccupent pas particulièrement de savoir si les musulmans peuvent être de bons Allemands, Italiens ou Danois. Plutôt, ils se demandent si les musulmans peuvent être de bons Européens », à quoi nous pourrions ajouter plus généralement « citoyens de démocraties libérales laïques occidentales ».

[117] Voir par exemple Thomas (2009).

[118] Calhoun (2008, p. 7). L’Émergence et la propagation d’une « laïcité idéologique » davantage fermée et rigide au Canada et ailleurs, comme le fait remarquer entre autres recherches le rapport de 2008 de la Commission Bouchard-Taylor, constitue en partie une réaction à la résurgence de la religion dans le monde, à la « guerre au terrorisme » et à l’accroissement de la diversité religieuse et de la présence d’immigrants non occidentaux dans les grands centres urbains de l’Occident.

[119] Citant Bramadat (2007, p. 121). À propos de ce point de vue limité, Bramadat fait remarquer que « tous les actes d’altruisme, de bonté, de créativité et de solidarité humaine manifestes dans la religion sont perçus comme des illusions visant à duper les membres du groupe et personnes de l’extérieur » (ibidem; voir aussi Seljak et coll., 2007).

[120] Devant la montée du discours anti-immigrant voulant que la religion soit un obstacle à l’intégration des immigrants, Seljak et coll. (2007) imaginent ce qui suit :

[L’]anti-immigration, et pire encore le discours anti-immigrant, s’articulera de plus en plus autour du besoin d’ériger une société présumée éclairée, égalitaire, démocratique et laïque devant se protéger contre les communautés confessionnelles associées aux populations immigrantes et considérées comme régressives, antidémocratiques autoritaires et irrationnelles.

L’utilisation d’idéaux prétendument démocratiques et égalitaires pour justifier l’exclusion sociale de minorités ethnoraciales et religieuses est un exemple classique de ce que Henry et Tator (2009) nomment le « racisme démocratique ». Ils qualifient le racisme démocratique de « modèle le plus approprié pour comprendre comment et pourquoi le racisme persiste au Canada ». Dans les grandes lignes, ils décrivent le racisme démocratique d’idéologie qui permet aux gens de continuer de conserver leur capacité à promouvoir et à concilier deux ensembles de valeurs d’apparence contradictoire : (1) des valeurs et principes démocratiques libéraux comme la justice, l’égalité et l’impartialité et (2) des valeurs non égalitaires qui reflètent et sanctionnent les attitudes et sentiments négatifs et les comportements discriminatoires envers les minorités raciales.

[121] Des causes récentes très médiatisées d’accommodement des minorités religieuses dans la sphère publique, touchant des sujets comme la prière collective à l’école, le port du kirpan dans les cours d’école et les palais de justice, le financement équitable des écoles confessionnelles ou la médiation familiale à caractère religieux, ont fait état de ces tendances (voir Seljak et coll., 2008). Certains incidents et réservations concernaient à l’origine des musulmans et la menace perçue d’« islamisation », mais ont mené à l’expression plus générale de critiques envers la pratique religieuse dans la sphère publique et, plus tard, à la contestation de mesures précédemment acceptées d’accommodement de minorités confessionnelles situées à différents points du spectre de la religion. On trouve un exemple de cela dans la récente controverse qu’ont déclenchée les reportages médiatiques sur la prière musulmane collective dans une école élémentaire publique de la région de Toronto. Selon Bromberg (2012), le débat public que cela a suscité a été marqué de commentaires publics sur le fait qu’il fallait cesser de louer des locaux aux groupes de confession juive ou autre pour des activités religieuses après l’école. Bromberg (2012, p. 62-63) poursuit en soutenant que l’incompréhension de la population à l’égard de l’objectif et des raisons de l’accommodement raisonnable « crée un climat d’animosité et de méfiance à l’endroit des nouveaux immigrants et des communautés culturelles/confessionnelles existantes ». De plus, « les nouvelles revendications qui semblent menacer les modes de fonctionnement et normes établis créent un mouvement de contestation des droits jadis reconnus publiquement aux communautés juives et autres ».  

[122] Plus d’une personne a exprimé ce point de vue lors du dialogue stratégique sur les droits de la personne et la croyance de la CODP, qui a eu lieu en janvier 2012 au Multi-faith Centre de l’Université de Toronto. L’opinion selon laquelle les chrétiens canadiens étaient maintenant traités injustement comme des Canadiennes et Canadiens de seconde classe dans la sphère publique et les institutions dominantes, par opposition surtout aux personnes se qualifiant plutôt de laïque, occupait aussi une place de choix dans un épisode de 2013 de l’émission radiophonique Cross-Country Check-Up diffusée sur les ondes de la chaîne anglaise de Radio-Canada (émission du dimanche 3 mars 2013, « La religion a-t-elle une place dans la vie publique? »).

[123] Dans bien des cas, les conflits sociaux sévissant au sein des communautés minoritaires et majoritaires, et entre celles-ci, ont été reportés sur le terrain du corps et de la conduite des femmes, où les hommes (et certaines femmes) cherchent à gagner le contrôle. Le débat médiatique sur le port du voile par les femmes musulmanes est un exemple de cela (voir par exemple Banerjee et Coward, 2005; Sharify-Funk, 2011).

[124] Voir Shipley (2012).

[125] Certains exemples tirés de la jurisprudence concernent des différences et des conflits sur le plan religieux au sein de communautés similaires (raciales ou confessionnelles) et mettent en scène :

  • des sikhs de caste supérieure (Jat) se plaignant d’exclusion discriminatoire exercée par une organisation confessionnelle de caste inférieure (Ravidassi ou Chamar); Sahota and Shergill v. Shri Guru Ravidass Sabha Temple, 2008 BCHRT 269 (CanLII)
  • un employé catholique d’origine autochtone alléguant que son directeur général autochtone avait des préjugés à l’endroit des catholiques autochtones en raison du passé des pensionnats autochtones du Canada; MacDonald v. Anishnawbe Health Toronto, 2010 OHRT 329 (CanLII)
  • un traiteur juif d’aliments casher non « orthodoxe ou shomer shabbat » alléguant qu’une organisation juive d’homologation de produits casher l’avait traité différemment que s’il avait été orthodoxe; Rill v. Kashruth Council of Canada, 2008 OHRT 162 (CanLII)
  • un agent de voyage musulman imposant des exigences différentes d’obtention d’un visa hadj pour se rendre en Arabie Saoudite sur la base qu’une fois rendus, les musulmans d’Afrique excèdent la durée fixée de leur visa; Tulul v. King Travel Can, 2011 OHRT 438 (CanLII).

[126] Voir Beyer (2008), comme en fait état la note de fin de texte no 20.

[127] Voir Bramadat (2007). Des tensions ethniques et raciales ont récemment éclaté dans une église torontoise en pleine évolution démographique quand des divisions se sont créées en fonction de la race au sein de la direction et que les nouveaux adhérents de minorités visibles, maintenant majoritaires, se sont mis à se plaindre de discrimination exercée par l’establishment blanc et plus âgé de l’église.

 

4. (Dés) avantages systémiques liés à la foi

L’expression « (dés) avantages systémiques liés à la foi » fait référence aux façons dont les normes, structures, institutions et systèmes sociaux et culturels encouragent, maintiennent ou fixent profondément, de manière directe ou indirecte, consciente ou non[128], les (dés)avantages différentiels auxquels se heurtent des personnes et des groupes en raison de leur foi (prise dans son sens large qui inclut les systèmes de convictions religieuses et non religieuses). Les (dés)avantages liés à la foi peuvent avoir des effets préjudiciables sur des personnes croyantes ou non croyantes, selon le contexte, comme le montrent les exemples présentés ci-après. Certaines formes de (dés)avantages systémiques liés à la foi sont passibles de poursuites aux termes du Code (p. ex. discrimination systémique)[129] contrairement à d’autres (p. ex. celles qui prennent des formes culturelles ou sociétales plus générales). Cette section examine plus attentivement deux formes dominantes de (dés)avantages systémiques liés à la foi de l’époque actuelle, issues de l’organisation de la culture et des institutions publiques autour du « christianisme résiduel » et de l’idéologie « laïque fermée » et sa pratique.

4.1 Christianisme résiduel et (dés)avantages systémiques liés la foi

Les penseurs qui étudient le paysage canadien contemporain de la religion et de la croyance utilisent le terme « christianisme résiduel » pour mettre en lumière les différents héritages de l’ère du « Canada chrétien » (1841-1960) dans la vie publique canadienne[130]. Plus précisément, le terme attire l’attention sur la façon dont ces héritages continuent de structurer directement ou indirectement les institutions « laïques » canadiennes d’aujourd’hui. Bien que les penseurs qui utilisent ce terme portent généralement un regard critique sur les (dés)avantages systémiques liés à la foi qui peut résulter du christianisme résiduel[131], d’autres soutiennent que les choses sont comme elles se devraient. Selon eux, le Canada, une nation traditionnellement chrétienne, devrait continuer de privilégier le christianisme dans la vie publique, conformément à son identité et à ses traditions historiques (qui devraient faire l’objet d’un accommodement de la part des autres).

Parmi les exemples les plus manifestes du christianisme résiduel en Ontario figurent les deux jours fériés fixés en fonction des fêtes chrétiennes de Noël et de Pâques, et le financement public des écoles séparées de religion catholique romaine seulement[132]. Les penseurs ont mis en lumière de nombreux autres exemples symboliques[133] et institutionnels[134]. On en trouve un dans la Loi sur l’éducation de l’Ontario au paragraphe 264(1), Fonctions de l’enseignant, qui indique clairement à l’alinéa c) religion et morale qu’il incombe à l’enseignant, même temporaire :

[d]’inculquer, par les préceptes et l’exemple, le respect de la religion et les principes de la morale judéo-chrétienne et la plus haute considération pour la vérité, la justice, la loyauté, le patriotisme, l’humanité, la bienveillance, la sobriété, le zèle, la frugalité, la pureté, la modération et toutes les autres vertus[135].

L’article 19 du Code des droits de la personne de l’Ontario, qui maintient les droits des écoles séparées aux termes de la Loi constitutionnelle de 1867 et de la Loi sur l’éducation de 1990, stipule également : « La présente loi n’a pas pour effet de porter atteinte à l’application de la Loi sur l’éducation en ce qui concerne les fonctions des enseignants »[136].

Certains penseurs du milieu juridique soutiennent que les lois mêmes qui sont adoptées pour protéger la religion et la croyance, et définir ce qui en soi doit être protégé, sont le reflet des conceptions occidentales libérales modernes de la religion, et plus particulièrement les conceptions basées sur le christianisme protestant libéral traditionnel du Canada[137]. Parmi les aspects structurants de cette approche présumée dominante de la religion dans la jurisprudence et les lois canadiennes figure une préférence pour l’autonomie individuelle et l’expression privée (fondée sur les écrits) de la croyance au détriment des formes davantage publiques et collectives du culte, de la pratique religieuse et de l’identité. Selon de tels penseurs, plus les convictions et pratiques des personnes et communautés en matière de religion et de croyance cadrent avec cette norme, plus ces personnes et ces groupes sont susceptibles d’être reconnus sur le plan juridique et sociétal, et de faire l’objet d’accommodements[138].

Or, de telles normes ont été violées ou menacées, ou perçues comme ayant été violées ou menacées, dans le contexte de nombreuses controverses contemporaines relatives à la religion dans la sphère publique, par exemple les controverses mettant en scène des musulmans, juifs, sikhs et minorités chrétiennes marginales[139]. Les recherches menées dans le cadre de sondages d’opinion et d’autres enquêtes appuient l’assertion selon laquelle beaucoup de Canadiennes et de Canadiens sont davantage pour l’accommodement des convictions et pratiques religieuses reléguées à la sphère privée qu’ils ne le sont des modes d’expression de l’identité et de la foi qui ont un caractère public, collectif et visible contraire aux normes libérales protestantes et laïques[140]. Les mêmes recherches font également état d’une situation à deux poids deux mesures qui prévaut parfois et fait en sorte que l’expression de croyances religieuses en public est tolérable si ces croyances cadrent avec le passé chrétien dominant du pays, mais inacceptable lorsqu’elles proviennent de minorités religieuses[141].

De l’avis de certains penseurs, la législation ne protège pas équitablement les droits à la liberté de religion et à l’égalité des minorités religieuses dont les pratiques s’écartent considérablement de la norme libérale protestante dominante, en raison du conditionnement culturel à l’origine de la façon même dont cette législation conçoit et protège la religion et la croyance. Par exemple, certains d’entre eux ont fait remarquer que la spiritualité autochtone n’est souvent pas protégée aux termes des mesures législatives actuelles de protection de la liberté de religion. Cela se produit quand les tribunaux ne reconnaissent ou ne comprennent pas les modes autochtones d’expression de la spiritualité, dont beaucoup n’obéissent pas aux distinctions occidentales habituelles entre l’activité sacrée et profane, la pratique des rites et la vie quotidienne, et la spiritualité et l’écologie[142]. Il a également été démontré que les différences entre les définitions juridiques de la religion, d’une part, et la façon dont de nombreuses communautés de croyance minoritaires (dont, entre autres, les communautés musulmanes, juives, hindoues,[143] bouddhistes,[144] sikhes et chinoises[145] du Canada) ont toujours conçu (le cas échéant) et pratiquer leur religion, de l’autre, contribuent au manque de protection des libertés et droits à l’équité des minorités religieuses en matière de religion et de croyance[146]. Cette conception juridique et sociétale dominante de la religion peut également nuire aux chrétiens qui pratiquent leur foi de façons davantage publiques et collectives. La jurisprudence offre cependant de nombreux exemples de pratiques et de systèmes de croyances qui sont protégés au motif de la croyance aux termes du Code, même lorsque leurs adeptes ne considèrent pas qu’ils pratiquent une religion proprement dite[147].

Les lois et les politiques en place, qui tendent à privilégier les « religions » et pratiques religieuses reconnues, peuvent également créer des désavantages structurels pour les membres de mouvements et de communautés de croyance non religieuses, et entraîner leur traitement inéquitable. Voici des exemples de façons dont les lois actuelles peuvent avantager les organisations et groupes religieux par rapport aux organisations et groupes non religieux :

  • exonération fiscale visant les terrains utilisés par des communautés confessionnelles à des fins religieuses et les frais de logement des ministres, prêtes et autres dirigeants religieux
  • statut d’organisation de bienfaisance pour les organisations confessionnelles qui font des contributions aux églises, mosquées, synagogues et temples, accompagné d’une variété de déductions d’impôt[148].

Ces privilèges et protections ne s’étendent pas aux organisations et communautés qui se constituent autour de croyances non religieuses[149].

Les mouvements religieux récents[150] et « groupes parareligieux », qui sont tous deux en croissance[151], sont également vulnérables à la stigmatisation, à l’exclusion sociale, aux préjugés et à la discrimination, dans certains cas en raison des suppositions et stéréotypes hérités de notre passé chrétien[152]. La couverture médiatique de la récente proposition de financement d’un poste d’aumônier wiccan dans une prison fédérale, et le tollé médiatique qui s’en est suivi, est un bon exemple des stigmates auxquels se heurtent ces mouvements et groupes. Dans ce cas particulier, la réaction populaire a poussé le gouvernement fédéral à revoir sa proposition de financement, avant de mettre fin au financement de tous les aumôniers à temps partiel des établissements fédéraux. Bon nombre des communautés de croyance dont il est question ici ont un caractère hautement décentralisé et individualiste, et incluent des convictions et pratiques qui ne cadrent pas toujours parfaitement avec les modalités et définitions des protections juridiques établies en matière de religion, de croyance et de conscience (voir la section III pour en connaître davantage sur ces obstacles).

Les communautés constituées autour de croyances moins connues peuvent aussi se heurter au scepticisme et regard accru de la société au moment de revendiquer des droits de la personne en lien avec la croyance[153]. Cela peut être le résultat du peu d’importance accordée à leurs convictions en raison de leur apparence « étrange » ou d’une antipathie envers leur orientation non théiste (« les athées n’ont aucun principe ») au sein de ce qui demeure une culture publique chrétienne dominante et (sans conteste « post- ») théiste[154].

4.2 Laïcité fermée et (dés)avantages systémiques liés à la foi

Depuis la Seconde Guerre mondiale, la réaction historique dominante du Canada aux conflits soulevés au sein des différentes fois traditionnelles et entre elles a été de privilégier la laïcisation et de confiner la religion au domaine privé. Bien qu’il représente une évolution par rapport au système passé de privilèges religieux évidents et de discrimination à l’endroit des adeptes de traditions religieuses ou de croyances minoritaires, le processus continu de laïcisation du Canada n’est pas sans ses « exceptions ». Cette section examine plus attentivement certaines formes de discrimination et d’exclusion auxquelles peuvent se heurter, par inadvertance, certaines communautés confessionnelles quand la société adopte des modèles étroits (« rigides » ou « fermés ») de laïcité qui cherchent à écarter les voix, perspectives et pratiques religieuses de l’espace public, au motif de supposés principes de « neutralité », d’une manière pouvant avantager en fin de compte les personnes non croyantes. On y éclaircit également le sens du terme « laïque » et la façon de l’interpréter au Canada, ainsi que ses répercussions sur l’accommodement de la religion dans la sphère publique.

4.2.1 Historique, définition et objectifs de la laïcité

De nombreux penseurs et commentateurs ont fait référence au brouillard de confusion qui entoure souvent l’usage et l’interprétation du terme « laïque » dans le discours et le débat publics contemporains sur la religion dans l’espace public[155]. Au 14e siècle, les premiers utilisateurs du terme « laïque » y prêtaient uniquement le sens d’une attention portée aux questions de ce monde par opposition aux questions éternelles[156]. Le mouvement positiviste a plus tard adopté le terme, le transformant en une idéologie à part entière[157] qui cherchait à libérer la politique et la société de toutes ses conceptions religieuses en y substituant une nouvelle moralité basée sur la science et la raison, et axée exclusivement sur le bien-être de la personne dans la vie présente. Si certains éléments de cette idéologie plus vaste ont eu une influence tacite sur les usages politiques modernes du terme[158], les penseurs contemporains établissent néanmoins une différence entre la « laïcité » en tant qu’idéologie et la « laïcité » en tant que « mode de fonctionnement d’une société qui ne cherche pas dans une quelconque tradition religieuse la validation de son autorité politique »[159].

Selon certains penseurs, une grande part du débat public sur les exigences de la laïcité omet d’établir une distinction entre les objectifs sous-jacents (ou fin visée) de la laïcité et les mesures institutionnelles traditionnelles (ou moyens) adoptées pour les atteindre[160]. La plupart du temps, le sens du terme « laïcité » est simplement affirmé et présumé, plutôt qu’expliqué et examiné[161], d’une façon qui nuit à son analyse et à la reconnaissance de la pluralité des valeurs et options qui sont réellement en jeu.

Pour éviter de confondre la fin et les moyens, le philosophe politique canadien Charles Taylor (2010) soutien qu’il est utile et prudent de débuter toute discussion sur la réaction appropriée à la diversité (religieuse) par une clarification des objectifs fondamentaux (ou « produits ») de la laïcité et un engagement envers ceux-ci. Les objectifs fondamentaux de la laïcité incluent :

  1. Liberté – exercice de la non-contrainte en matière de religion et de croyance (« libre exercice » de la religion et de la conscience, y compris la liberté de n’avoir aucune croyance religieuse)
  2. Égalité – traitement équitable des personnes, quelle que soit leur religion ou croyance (sans qu’aucune perspective morale, religieuse ou antireligieuse, ne bénéficie d’un statut privilégié dans la vie publique)[162].

Il arrive que ces objectifs entrent en conflit les uns avec les autres. Selon les penseurs, le fait de concevoir la laïcité comme une « doctrine à valeurs multiples », dont certaines valeurs constitutives peuvent s’avérer contradictoires, signifie de reconnaître le besoin de continuellement concilier ces objectifs contradictoires, au cas par cas selon le contexte, sans faire appel à une règle ou à un principe abstrait et tout englobant (du genre à clore la discussion)[163]. La façon dont les sociétés choisissent de concilier et de pondérer chacun de ces objectifs déterminera le caractère particulier de leur modèle laïque, et la forme qu’il prendra[164].

4.2.2 Modèles de laïcité ouverts par opposition à fermés

Les modèles institutionnels laïques existants se situent généralement le long d’un continuum allant de modèles antireligieux, qui cherchent à occulter complètement la religion de la sphère publique, à des modèles libéraux et pluralistes, qui accordent une plus grande place à la religion dans la sphère publique[165]. Bien qu’ils maintiennent tous en général un certain engagement envers la « distance de principe » de l’État vis-à-vis une quelconque orientation morale ou un système de croyances, ces modèles peuvent être regroupés dans deux grandes catégories à des fins de comparaison : modèles de laïcité ouverts ou fermés (voir l’Annexe 31 pour obtenir un comparatif des modèles ouverts et fermés de laïcité)[166].

Tout au long de l’histoire, les modèles de laïcité ouverts ont généralement vu le jour en contexte de pluralisme religieux, pour composer avec celui-ci (comme c’est arrivé au Canada, en Inde et aux États-Unis). Ces modèles sont habituellement basés sur des théories politiques pluralistes libérales qui appuient la diversité en général, et accordent donc une place à la religion dans l’espace public, sous réserve du respect des principes de non-contrainte et d’équité en matière de traitement[167]. À l’opposé, les modèles de laïcité fermés voient généralement le jour dans des sociétés dominées par une Église puissante ou religion établie. Le modèle fermé, souvent désigné par le raccourci « laïcité »[168], est habituellement inspiré par des théories politiques républicaines[169] (« creuset ») qui cherchent à éliminer la religion de la sphère publique et à mobiliser les membres de la société politique autour d’une commune allégeance envers des idéaux et valeurs civiques (issus du Siècle des Lumières européen). L’Annexe 31 présente de façon plus détaillée les distinctions qui existent entre ces deux grands modèles opposés de laïcité.

4.2.3 Modèle canadien

Contrairement à ce que croit souvent le grand public, la Constitution canadienne en soi ne reconnaît pas la laïcité comme un principe juridique autonome, ou n’exige la séparation de l’Église et de l’État ou la neutralité religieuse de l’État[170]. Les lois qui mentionnent explicitement la laïcité sont rares[171]. Cependant, la plupart des gens s’accorderaient à dire que le consensus social, politique et juridique contemporain général ayant cours au Canada prévoit « la laïcité sans laïcisme »[172]. Ce consensus affirme l’importance de conserver une certaine « distance de principe » entre les institutions publiques et étatiques et une quelconque religion ou système de croyances, de façon à ne pas privilégier ou imposer une quelconque religion ou système de croyances. En même temps, ce consensus n’impose pas de « moralité laïque nouvelle » et n’oblige pas les croyants à faire abstraction de leur foi[173]. Les analystes des milieux juridiques et politiques s’entendent généralement pour dire que l’approche canadienne en matière de diversité religieuse, bien qu’elle puisse varier sur le plan régional et administratif[174], suit majoritairement le modèle de laïcité ouvert décrit plus tôt. Il est typiquement admis que cela se reflète dans la jurisprudence touchant la liberté de religion et l’égalité[175], et est conforme aux engagements stratégiques et juridiques du Canada en matière de diversité et de multiculturalisme[176].

Les termes « secular » et « laïque » ne figurent pas dans le Code des droits de la personne de l’Ontario ou les politiques de la CODP, mais ont été cités à quelques reprises dans des décisions de tribunaux supérieurs prises en application de la Charte. Les rares dictionnaires de droit canadiens de langue anglaise qui mentionnent le terme « secular » font tous singulièrement référence au jugement de 2002 de la Cour suprême du Canada dans Chamberlain c. Surrey School District[177], qui portait sur la British Columbia School Act et définissait l’acception juridique du terme en droit canadien (voir les définitions complètes fournies à l’Annexe 32). Les décisions de la Cour suprême du Canada et de la Cour d’appel de la Colombie-Britannique présentent toutes les deux une acception juridique inclusive des termes « secular » et « laïque », favorable aux modes d’expression de la religion dans la sphère publique[178]. Par exemple, le Dictionary of Canadian Law reprend cette position en affirmant que :

  • le terme « strictly secular » est pluraliste ou inclusif dans leur sens le plus large[179]
  • la religion est un aspect fondamental de la vie des gens dont on ne peut faire abstraction (consulter les définitions complètes à l’Annexe 32)[180].

Depuis la décision Chamberlain de 2002, les tribunaux ont largement abondé dans le même sens. En accord avec la première cause canadienne à faire jurisprudence en matière de liberté de religion aux termes de la CharteR. c. Big M Drug Mart[181], ils ont reconnu le droit des personnes de croire ce qu’elles veulent, ainsi que « le droit de professer ouvertement des croyances religieuses sans crainte d’empêchement ou de représailles et […] de manifester ses croyances religieuses par leur mise en pratique, par leur enseignement et leur propagation, et par le culte », et ce, en public ou en privé[182]. Cette approche a récemment été affirmée de nouveau dans le cadre de la décision hautement médiatisée de la Cour suprême du Canada du 20 décembre 2012 dans R. c. N.S.[183], qui examinait le droit d’une femme musulmane de porter le niqab (voile recouvrant le visage en entier) au moment de témoigner dans le cadre d’une poursuite au criminel. S’exprimant au nom de la majorité, la juge en chef McLachlin a indiqué ce qui suit :

Une réponse laïque obligeant les témoins à laisser de côté leur religion à l’entrée de la salle d’audience est incompatible avec la jurisprudence et la tradition canadienne, et restreint la liberté de religion là où aucune limite n’est justifiable[184].

Dans une autre décision importante (2013), R.C. v. District School Board of Niagara [185], le TDPO a affirmé le droit à l’expression légitime de diverses idées et pratiques religieuses dans les écoles et institutions publics, pourvu que certaines exigences soient respectées[186].

4.2.4 Tensions et sujets de débat en matière de religion dans la sphère publique

Par conséquent, les penseurs du milieu juridique s’entendent généralement sur la texture « laïque ouverte » des politiques, lois et décisions jurisprudentielles canadiennes. La question des limites appropriées à imposer à la liberté de religion dans la sphère publique demeure toutefois matière à discussion. 

4.2.4.1 Limites de la liberté de religion dans la sphère publique

La liberté de religion a pour principe de base que « la liberté de croyance est plus que la liberté d’agir sur la foi d’une croyance »[187]. Les limites imposées aux gestes que l’on peut poser au motif de ses croyances religieuses sont en partie dues à la reconnaissance du plus grand impact direct que peuvent éventuellement avoir ces gestes (comparativement aux croyances) sur les droits des autres.

Cependant, les avis sur les limites concrètes à imposer aux pratiques religieuses dans la sphère publique varient. Les opinions tendent à suivre un continuum allant de l’interdiction complète de la religion dans l’espace public (laïcité fermée) aux appels à son expression et à sa manifestation sans limites dans l’espace public. Aucune de ces positions n’est défendable dans le contexte juridique canadien, qui reconnaît l’existence d’un droit d’exprimer et de pratiquer sa religion en public, sous réserve de limites et de la conciliation nécessaire des droits contradictoires.

Les personnes qui revendiquent une plus grande restriction de la religion dans l’espace public ont tendance à privilégier le fait de s’entendre sur des valeurs civiques communes, telles que celles qui ont été établies dans la Charte canadienne des droits et libertés (p. ex. liberté, dignité, autonomie, sécurité, égalité, diversité, démocratie), et de leur céder la place[188]. De ce point de vue, la pratique de la religion dans la sphère publique peut être limitée quand elle va considérablement à l’encontre de ces valeurs civiques fondamentales[189]. Dans ce contexte, les croyants qui passent de la sphère privée à la sphère publique doivent se soumettre non seulement aux règles de leur religion, mais également aux règles et normes libérales de la sphère publique canadienne (du moins tant qu’ils demeurent dans la sphère publique). Tout ça nous mène à la question suivante : Quelles sont précisément ces « valeurs canadiennes » fondamentales qui sous-tendent et déterminent nos droits et libertés? Et dans quelle mesure ces valeurs sont-elles non négociables?

« Les laïcistes doivent accepter que la religion n’est pas quelque chose qu’on laisse à la porte de la sphère publique tout comme les acteurs des milieux religieux doivent accepter qu’une fois passée cette porte, les règles religieuses ne sont plus les seules à prévaloir. »
– Participant à l’atelier juridique de la CODP

« Y a-t-il un moyen d’envisager les obligations à respecter au moment d’accéder à la sphère publique? Certains disent qu’il s’agit simplement d’articuler ses propres croyances et de les défendre. Selon d’autres, il incombe aux personnes accédant à la sphère publique de reconnaître les différends généralisés qui y règnent et de comprendre qu’elles n’ont pas seulement l’obligation d’articuler leurs croyances, mais également de voir la situation du point de vue d’autrui. »
– Participant à l’atelier juridique de la CODP

Par exemple, certaines personnes ont plaidé pour l’inclusion non négociable de l’égalité entre les sexes aux « valeurs canadiennes » devant l’emporter automatiquement sur les libertés religieuses dans la sphère publique[190]. Cependant, les décisions jurisprudentielles prises en application de la Charte laissent généralement entendre qu’aucun droit n’est absolu et qu’il n’existe aucune hiérarchie des droits[191]. L’idéal laïque de la neutralité de l’État est également parfois invoqué pour défendre l’établissement de restrictions maximales à la religion dans la vie publique (se reporter à la discussion ci-après).

Les personnes qui préfèrent une approche moins restrictive de la religion dans la sphère publique reconnaissent généralement le besoin d’en arriver tout au moins à un consensus minimal sur des valeurs civiques communes. Elles ont cependant tendance à privilégier l’inclusion de la diversité et de la liberté de religion, de conscience, d’expression et d’association au nombre des valeurs canadiennes fondamentales[192] ou à plaider pour l’atténuation du langage des valeurs civiques, au point de le vider de ses aspects non procéduraux, ou les deux[193]. Si, selon certains, seules les règles du droit criminel doivent servir à limiter l’expression de la religion dans l’espace public, d’autres sont d’avis que l’État devrait se garder le plus possible d’imposer une quelconque vision morale substantielle de ce qui est dans l’intérêt des citoyens[194]. D’autres encore s’interrogent sur les règles et valeurs de base de la société canadienne proprement dite, du point de vue de la religion[195].

Le Code des droits de la personne de l’Ontario reconnaît aux adeptes de religions/ croyances le droit à un traitement équitable, ce qui inclut l’obligation d’accommodement de leurs pratiques en matière de religion et de croyance dans les sphères publique et privée, dans les domaines sociaux couverts par le Code. Ce droit est conforme à l’objectif général du Code, qui consiste à créer une société ontarienne inclusive qui respecte la dignité et la valeur de toute la population ontarienne (dont les personnes de tous horizons religieux). La distinction entre les sphères publique et privée a peu d’importance aux termes du Code lorsqu’il s’agit de déterminer s’il existe une obligation d’accommodement de la religion ou de la croyance[196]. Le préjudice injustifié, le caractère raisonnable et de bonne foi des exigences et le besoin de concilier les droits liés à la croyance et les droits reconnus d’autrui constituent les seuls motifs de restriction de l’obligation d’accommodement[197]. Ici, la question de savoir si le droit ou l’obligation en jeu concerne la sphère publique ou privée est manifestement absente. D’ailleurs, le fait de ne pas tenir compte des besoins en matière d’observance religieuse dans les domaines sociaux protégés (services et installations, emploi, logement, contrats et association professionnelle), au sein de l’espace public ou privé, peut contrevenir au Code.

4.2.4.2 Limites de la neutralité

Les partisans de modèles de laïcité plus fermés plaident fréquemment pour l’interdiction complète des modes d’expression religieuse dans la vie publique dans le but de maintenir la « neutralité » des affaires publiques. L’argument selon lequel les services publics ou financés par les fonds publics devraient être libres de toute expression de la religion ou sensibilités religieuses pour conserver leur neutralité et caractère laïque constitue une illustration de cette perspective[198]. Cependant, certains observateurs soutiennent que l’idée de purger la sphère publique de la religion pour la rendre neutre et laïque omet de reconnaître que cette purge pourrait par inadvertance privilégier les perspectives agnostiques et athées dans l’arène publique et, par conséquent, mettre les croyants en position de désavantage clair « par rapport aux autres porteurs de points de vue exhaustifs »[199]. « [N]ous croyons tous en quelque chose, soutient Benson dans ce cas. La question n’est pas de savoir si nous croyons ou pas, mais en quoi nos croyons[200]. »

« [La] sphère publique est [parfois] qualifiée de "neutre" parce qu’elle a été vidée de ses formes étroites d’adhésion religieuse. Cependant, ce que l’on ne reconnaît pas (et dont on ne discute pas) est qu’il reste, lorsqu’on exclut les religions explicites des espaces publics complexes, les convictions implicites et vagues d’autres systèmes de croyances qui, n’étant pas alimentées par la religion, semblent obtenir un "laissez-passer" et un droit d’accès (et de financement) particulier aux systèmes publics. »[201]
– Iain Benson

Dans leur avis minoritaire accompagnant la décision historique de la Cour suprême du Canada dans Chamberlain, les juges Gonthier et Bastarache abondent dans le même sens, se disant en désaccord avec l’adéquation parfois effectuée entre les notions de « laïcité », de « non religieux » et de « neutre », comme le fait un précédent jugement annulé de J. Saunders[202]. Décrivant les problèmes associés à ce raisonnement, le juge Gonthier affirme :

À mon avis, le juge Saunders a commis une erreur en présumant que le terme « laïque » signifiait en réalité « non religieux ». Ce n’est pas le cas puisque rien dans la Charte, dans la théorie politique ou démocratique ou dans le pluralisme bien compris n’exige, lorsque des questions d’intérêt public sont en cause, que les positions morales fondées sur l’athéisme l’emportent sur les positions morales fondées sur des croyances religieuses. Je souligne que le préambule même de la Charte précise que « […] le Canada est fondé sur des principes qui reconnaissent la suprématie de Dieu et la primauté du droit ». Selon le raisonnement du juge Saunders, l’opinion morale qui traduit une croyance fondée sur une religion ne doit pas s’exprimer sur la place publique, alors qu’elle devient publiquement acceptable si elle n’est pas ainsi fondée. Le problème que pose une telle interprétation est que chacun a des « convictions » ou des « croyances », que celles-ci prennent leur source dans l’athéisme, l’agnosticisme ou la religion. Il est donc erroné de considérer que le terme « laïque » relève du domaine de la « non-croyance ». Cela étant, pourquoi alors les personnes ayant des convictions religieuses devraient-elles être pénalisées ou exclues? Ce faisant, on dénaturerait les principes du libéralisme d’une manière qui fragiliserait la notion de pluralisme. L’essentiel est que des personnes peuvent être en désaccord sur des questions importantes et qu’un tel désaccord, lorsqu’il ne met pas en péril la vie en société, doit pouvoir être accommodé au cœur du pluralisme moderne[203].

Au moment de mettre en lumière les répercussions inégales que peuvent souvent avoir les « concepts neutres » (dans ce cas-ci le terme « laïque ») sur les communautés en quête d’équité, telles que les reconnaît la jurisprudence relative aux droits de la personne, Bhabha établit une analogie avec le contexte des handicaps, rappelant qu’il est bien connu de nos jours que le « monde conceptualisé », plutôt que d’être neutre, privilégie les personnes non handicapées[204].

Bien que la Constitution ne l’établisse pas explicitement, la Cour suprême du Canada a déduit et affirmé à plusieurs reprises que l’État avait une obligation de neutralité religieuse conformément au paragraphe 2(a) et à l’article 15 de la Charte, qui protègent la liberté de religion et le droit à l’égalité de religion. Dans notre contexte juridique canadien, font cependant remarquer des penseurs du milieu juridique, où la neutralité et la laïcité n’ont pas le statut de principes constitutionnels autonomes, l’obligation de neutralité puise ses sources, dans le premier cas, dans les principes de l’égalité religieuse et de la liberté de religion[205]. Cela laisse entendre que l’obligation de neutralité de l’État est relative, ce qui a d’importantes implications. Il ne s’agit pas d’une fin en soi, mais d’un moyen d’atteindre l’objectif de promotion de l’égalité religieuse et de la liberté de religion. Plusieurs décisions judiciaires de tribunaux supérieurs appuient cette interprétation[206].

Selon ce point de vue, l’expression et l’accommodement de la religion dans la sphère publique ne peuvent être limités qu’en fonction des facteurs suivants :

  • la nécessité d’assurer la liberté (non-contrainte en matière de religion et de convictions)
  • la nécessité d’assurer l’égalité et de prévenir la discrimination – ne pas privilégier ou sanctionner une foi en particulier (religieuse ou non)
  • les répercussions sur les droits contradictoires d’autrui et la nécessité de protéger la sécurité publique, l’ordre, la santé et les valeurs constitutionnelles fondamentales.

Selon cette perspective axée sur les droits de la personne, la religion fait partie intégrante et légitime de la vie publique et est une composante essentielle d’une sphère publique pleinement inclusive[207].

Comme preuve à l’appui de l’évolution vers une approche plus nuancée de l’idéal de la neutralité, les analystes du milieu juridique attirent aussi l’attention sur la décision (de 2002) de la Cour suprême dans S.L. c Commission scolaire des Chênes[208]. Dans l’affaire S.L., la majorité des juges ont reconnu que, « d’un point de vue philosophique, la neutralité absolue n’existe pas »[209]. Citant Richard Moon, cette décision reconnaît également « la difficulté que pose la mise en œuvre d’une politique législative qui serait considérée par tous comme étant neutre et respectueuse de leur liberté de religion » [210] :

Si la laïcisation ou l’agnosticisme constitue une position, une vision du monde ou une identité culturelle équivalente à une appartenance religieuse, ses adeptes pourraient se sentir exclus ou marginalisés au sein d’un État qui appuie les pratiques religieuses, même les moins confessionnelles. Par ailleurs, il est possible que les croyants interprètent le retrait intégral de toute religion de la sphère publique comme le rejet de leur vision du monde et l’affirmation d’une perspective laïque [...]

Ainsi, de manière ironique, alors que la religion se retire de plus en plus de la place publique au nom de la liberté et de l’égalité religieuses, la laïcité paraît moins neutre et plus partisane. Compte tenu de la croissance de l’agnosticisme et de l’athéisme, la neutralité religieuse dans la sphère publique est peut-être devenue impossible. Ce que certains considèrent comme le terrain neutre essentiel à la liberté de religion et de conscience constitue pour d’autres une perspective antispiritualiste partisane[211].

Bien que le tribunal ait confirmé en fin de compte que l’État devrait aspirer à la plus grande neutralité possible, il donnait explicitement un caractère inclusif à cette neutralité[212] sur le plan de la religion, indiquant qu’elle « respecte toutes les positions à l’égard de la religion, y compris celle de n’en avoir aucune, tout en prenant en considération les droits constitutionnels concurrents des personnes affectées ». Il existe néanmoins des décisions inverses qui, selon certains, semblent assimiler la laïcité (absence de religion en tant que telle) à la « neutralité », à la « non-discrimination », à la « tolérance » et au « non-sectarisme »[213].

4.3. Conséquences des (dés)avantages systémiques liés à la foi

D’après certains penseurs, le fait de penser que la laïcité canadienne contemporaine a résolu les problèmes de la discrimination et de l’iniquité sur le plan religieux en créant des règles de jeu neutres et égalitaires a des conséquences néfastes, notamment en empêchant les Ontariennes et Ontariens de reconnaître (1) la persistance du privilège chrétien au sein de la culture et de la vie institutionnelle publiques de l’Ontario et (2) les effets néfastes de la laïcité fermée et des concepts de « laïcité neutre »[214]. L’incapacité de reconnaître les avantages et désavantages structurels ainsi soutenus et occasionnés en matière de religion[215], ou « (dés)avantages liés à la foi », pourrait expliquer en partie la fréquence avec laquelle la population dénonce les mesures d’accommodement religieux adoptées, au motif qu’elles procurent des « privilèges spéciaux » aux adeptes de croyances minoritaires (au lieu de leur assurer des chances égales de vivre selon leur conscience religieuse en neutralisant les règles de jeu inéquitables).

En raison du lien étroit qui existe entre la religion, l’ethnicité et la race en Ontario, où de nombreuses minorités religieuses appartiennent également à des groupes ethniques ou raciaux minoritaires, ce désavantage religieux structurel peut prendre des dimensions raciales de plus en plus grandes[216]. Selon certains penseurs, le fait de ne pas reconnaître et régler la question des (dés)avantages systémiques liés à la foi pourrait accroître la polarisation, l’aliénation et la radicalisation[217] des membres de communautés de croyance minoritaires, avec tout ce que cela peut représenter pour la société dominante, comme l’illustre la situation dans d’autres régions[218]. Il se peut bien que nous traversions l’un de ces moments récurrents de l’histoire canadienne où vient le temps d’élargir le « cercle inclusif », comme l’appelle John Ralston Saul en s’inspirant d’un pilier de la culture autochtone canadienne, soit la notion du « cercle inclusif qui s’élargit pour s’adapter graduellement aux nouvelles personnes qui s’y joignent »[219].


 

[128] Les (dés) avantages systémiques liés à la foi ont un effet « préjudiciable » ou d’« exclusion » sur les personnes appartenant à une communauté de croyance particulière.

[129] La discrimination systémique ou institutionnelle fait référence à des modèles de comportement, politiques ou pratiques qui sont intégrés aux structures sociales ou administratives d’une organisation ou d’un secteur, ont des effets préjudiciables sur des personnes appartenant à un groupe social protégé par le Code et touchent des domaines sociaux protégés par le Code. D’apparence parfois neutre, la discrimination systémique peut aussi chevaucher certains types de discrimination qui ne sont ni neutres ou commis par inadvertance (voir le document de la CODP intitulé Politique et directives sur le racisme et la discrimination raciale).

[130] Utilisé dans le présent contexte, ce terme est tiré de l’étude de David Seljak et coll. (2008). Seljak et coll. (2008, p. 12) emploient ce terme pour attirer l’attention sur les diverses façons dont la sphère publique contemporaine canadienne « présumément laïque » et « neutre sur le plan religieux » conserve des éléments « chrétiens résiduels et normatifs », voire, selon les auteurs, « qu’elle conserve l’empreinte de son passé chrétien [...] et des aspects de sa tradition chrétienne, et est structurée de façon à tenir compte des valeurs, pratiques et formes de communauté chrétiennes ». Voir Seljak (2012) disponible au téléchargement sur le site de la CODP.

Roger O’Toole  (2006, p. 8), un des plus éminents historiens canadiens du domaine de la religion, soutient qu’« on ne peut réellement comprendre les formes et valeurs de la société canadienne sans connaître la variété des convictions, organisations et expériences à caractère religieux qui ont orienté de façon considérable la société canadienne ». Le penseur du milieu des sciences des religions Paul Bramadat (2005, p. 3) soutient de façon similaire qu’« [i]l est difficile de comprendre les structures sociales passées et même actuelles de ce pays sans savoir, entre autres, que l’Église catholique romaine et plusieurs Églises protestantes (surtout l’Église anglicane) ont connu pendant près d’un siècle avant la Seconde Guerre mondiale une sorte de statut de facto (et de jure dans certaines institutions) de confessions établies (c’est-à-dire privilégiées) ».

[131] Le christianisme résiduel peut être à l’origine des (dés) avantages systémiques liés à la foi dans la mesure où il entraîne par inadvertance des désavantages pour les personnes et communautés de confession ou de croyance extérieure aux courants chrétiens historiquement dominants (soit non chrétiennes ou hors des grandes Églises chrétiennes).

[132] La Loi constitutionnelle de 1867 du Canada inclut des dispositions qui rendent possible et protègent le financement public d’écoles catholiques romaines. L’Ontario et la Saskatchewan, qui sont les seules provinces à financer les écoles catholiques, ne financent cependant pas les écoles d’autres confessions. En 1999, le Comité des droits de l’homme des Nations unies a conclu que la politique de financement des écoles de l’Ontario était discriminatoire sur le plan de la religion. Cette décision a été confirmée en 2006 dans un autre rapport sur l’état des droits de la personne au Canada (Seljak et coll., 2008).

[133] Les penseurs donnent d’autres exemples moins évidents et principalement symboliques des forces du christianisme qui subsistent au sein des institutions publiques canadiennes, dont ce qui suit :

  • le libellé du préambule même de la Constitution précise que « le Canada est fondé sur des principes qui reconnaissent la suprématie de Dieu et la primauté du droit »
  • 21 lois canadiennes mentionnent « Dieu »,  17 la « religion », quatre le mot « chrétien » et un la « Bible » 
  • 11 lois exigent l’exercice du serment d’allégeance à « Dieu »
  • le titre officiel de notre souverain actuel, selon le bref électoral canadien, est « Élisabeth la seconde, par la grâce de Dieu, reine du Royaume-Uni de Grande-Bretagne et d’Irlande du Nord et de ses autres royaumes et territoires, chef du Commonwealth, défenseur de la foi »
  • le discours du Trône se termine par les mots « [p]uisse la Divine Providence vous guider dans vos délibérations »
  • les versions bilingue et anglaise de l’hymne national, Ô Canada, adoptées officiellement par le Parlement en 1980, incluent « God keep our land glorious and free! » (ajout fait à l’hymne pour la première fois en 1968 sur recommandation d’une commission gouvernementale)
  • la devise canadienne inclut « D.G. Regina » à côté du nom Elizabeth II, qui signifie dei Gratia (Reine par la grâce de Dieu)
  • la devise nationale, A Mari usque ad Mare (d’un océan à l’autre), se fonde sur le psaume 72, verset 8 (« il dominera d’une mer à l’autre et du fleuve aux confins de la terre »)
  • Certaines administrations provinciales et municipales ont débuté des sessions législatives et conseils municipaux par une prière chrétienne et ont exigé qu’on prête serment d’allégeance à Dieu dans les palais de justice (exemples tirés de Beaman, 2003; Biles et Ibrahim 2005; Beyer, 2008; Kunz 2009; O’Toole 2006; Seljak et coll., 2008).

[134] Les penseurs citent les exemples suivants de christianisme résiduel au sein des institutions :

  • institutions importantes des secteurs de la santé et des services sociaux, dont des hôpitaux, programmes de santé et services de bien-être de l’enfance d’envergure, qui continuent d’appartenir aux Églises et d’être exploitées par elles (p. ex. Société d’aide à l’enfance catholique et hôpital St. Michael’s de Toronto)
  • structuration de nombreux programmes et services d’aumôniers des institutions publiques (y compris des hôpitaux, prisons et forces armées) en fonction d’une norme chrétienne et de leur administration conjointe par l’État et des organisations confessionnelles (à prédominance chrétienne). Dans le cadre de ses consultations, la CODP a aussi entendu que la structure de la formation et de l’accréditation des aumôniers conservait encore son orientation excessivement chrétienne. Même le titre « aumônier » puise ses origines dans le christianisme. Un participant hindou au dialogue stratégique a formulé le commentaire suivant : « je suis le seul aumônier hindou agréé au Canada, voire en Amérique du Nord, et il m’a fallu étudier de nombreuses années dans des établissements chrétiens pour obtenir cette désignation »
  • articulation de la semaine de travail autour des jours de repos judéo-chrétiens traditionnels.
  • Roger O’Toole (2006) met en lumière beaucoup d’autres façons dont le christianisme de l’ère victorienne (qui puise ses origines historiques en Angleterre et en Europe de l’Ouest) a profondément influencé les institutions contemporaines canadiennes, des universités, hôpitaux et organismes de services sociaux à la moralité publique plus générale (y compris les préoccupations contemporaines pour le maintien de l’ordre), en passant par le régime politique pluraliste et l’État-providence.

[135] L.R.O. 1990, chap. H.19, par. 19 (1).

[136] L.R.O. 1990, chap. H.19, par. 19 (2).

[137] Dans sa description de « la rencontre interculturelle » que constitue la relation entre le droit et la religion, Berger (2012) illustre certaines des façons dont la définition dominante de la religion dans les lois canadiennes, telle qu’elle a été élaborée par le juge Iacobucci dans Syndicat Northcrest c. Amselem, [2004] 2 RCS 551, 2004 SCC 47, reflète cette compréhension culturelle libérale de la religion. Par exemple, il soutient que les évaluations de la religion menées par les tribunaux, dans une très grande majorité, (1) voient la religion comme un phénomène individuel et non collectif, (2) présentent la religion comme un phénomène fondamentalement privé plutôt que public et (3) privilégient les valeurs d’autonomie et de choix individuel au détriment des valeurs, identités et nomes communautaires (voir aussi Kislowicz, 2012). Faisal Bhabha (2012) montre de façon similaire comment les tribunaux ont eu tendance à reconnaître uniquement les demandes d’accommodement de la religion fondées sur la revendication de droits et d’intérêts individuels, tandis que les « requêtes fondées sur des droits communautaires et collectifs ont été rejetées » (voir aussi Beaman, 2003; 2006; Kislowicz, 2012).

[138] Résumant l’impact de ce biais culturel du droit, qui reflète et reproduit ce que Lori Beaman (2003) appelle la « normalité religieuse », Benjamin Berger (2012 p. 26) affirme :

En bref, plus une religion concorde avec la façon dont la loi imagine la religion, c’est-à-dire une expression individuelle et privée de l’autonomie, et plus elle est digne de tolérance sur le plan juridique. La garantie de liberté de religion et d’égalité sera volontiers appliquée pour protéger les religions qui concordent déjà avec les engagements culturels de la loi (voir aussi Beaman, 2003).

[139] Bon nombre de causes récentes ayant établi un précédent et suscitées beaucoup d’attention de la part des médias et de la population mettaient en scène des adeptes de la foi sikhe. De ces causes, beaucoup ont soulevé la controverse relativement au port du kirpan (couteau cérémonial) à l’école, à l’Assemblée législative ou dans les palais de justice, ainsi qu’au port du turban ou au port de la barbe longue au lieu d’uniformes de travail ou de matériel de sécurité standards. Toutes ces causes portaient sur l’expression de la religion dans l’espace public, à l’encontre de la norme du statu quo. La communauté sikhe canadienne a été à l’avant-plan de l’élargissement des frontières de l’accommodement religieux fondé sur les droits de la personne. Cela a exposé les membres de cette communauté à des niveaux considérables d’hostilité et à un important ressac (voir par exemple Grant c. Canada (Procureur général), [1995] 1 C.F. 158; Multani c. Commission scolaire Marguerite-Bourgeoys, [2006] 1 RCS 256; Bhinder c. CN, [1985] 2 RCS 561; Loomba v. Home Depot Canada, 2010 OHRT 1434 (CanLII); Randhawa v. Tequila Bar & Grill Ltd., 2008 AHRC 3 (CanLII).

Des observateurs du milieu juridique ont aussi fait remarquer que les tribunaux avaient été moins que généreux ces dernières années lorsqu’il s’agissait d’étendre les mesures de protection de la liberté de religion aux groupes minoritaires chrétiens, comme les huttérites de l’Alberta ou des groupes mennonites pratiquant des formes de cette religion plus centrées sur la communauté et allant à l’encontre des normes religieuses du statu quo (voir par exemple Alberta c. Hutterian Brethren of Wilson Colony, [2009] 2 RCS 567). Des penseurs ont également observé que l’immigration croissante des confessions chrétiennes d’origine non occidentale au Canada contribue à la croissance significative des confessions chrétiennes protestantes évangélique et pentecôtiste, qui ont tendance à privilégier les expressions du christianisme davantage publiques, collectives et politisées, parfois d’une façon qui « hérisse les Canadiennes et Canadiens laïques ou issus des courants chrétiens dominants » (Seljak et coll., 2007). Pour en connaître davantage sur la nature et l’impact d’une telle diversité chrétienne, consulter aussi Fadden et Townsend (2009) et Wilkinson (2006).

[140] Un sondage commandé par Sun Media et mené en 2007 auprès de 3 000 Canadiennes et Canadiens par la firme Léger Marketing posait la question suivante : « Le fait de respecter les pratiques religieuses suivantes cause-t-il un problème à la vie en société dans votre ville? » Les niveaux de tolérance des répondants diminuaient progressivement à mesure qu’augmentait la dimension publique et visible des observances citées, particulièrement dans le contexte de l’islam. Par exemple, une majorité de répondants ne considéraient pas que la prière (84 %), le jeûne du ramadan (83 %) et l’interdiction de la consommation d’alcool (77 %) causaient un problème. En revanche, 37 % d’entre eux voyaient un problème au fait de porter le voile, par opposition au port de symboles religieux de façon plus générale (25 %) (Léger Marketing, 2007). Bien que l’on puisse débattre du sens et des implications de telles conclusions (par exemple dans quelle mesure la résistance au port du voile est-elle liée à des questions d’équité hommes-femmes plutôt qu’à des normes civiles relatives à ce qui appartient à l’espace privé/public), les penseurs du milieu des sciences des religions ont noté une évolution des identités canadiennes et normes d’engagement civil à l’époque actuelle. Comme le fait remarquer Seljak (2012, p.10) la maxime traditionnelle « pour être un bon Canadien on doit être chrétien » est de plus en plus remplacée par une nouvelle mouture : pour être un bon Canadien (égalitaire, démocratique, rationnel et multiculturel), il faut être laïque ou, du moins, le bon type de personne religieuse, c’est-à-dire celle qui confine la religion à sa vie privée.

[141] Des sondages d’opinion et autres enquêtes apportent un certain appui au point de vue selon lequel « la laïcité au Canada peut tenir compte des formes historiques dominantes du christianisme » ou des formes d’expression de la religion/croyance qui cadrent avec celles-ci, ou les deux, mais non des systèmes de foi ou pratiques qui sont perçues autrement. Pour attirer l’attention sur ces deux poids deux mesures, Seljak et coll. (2008) donne l’exemple du débat relatif au financement des écoles confessionnelles qui a eu lieu en Ontario durant la campagne électorale provinciale de 2007. La proposition des conservateurs (de John Tory) en vue d’étendre le financement des écoles confessionnelles aux établissements autres que catholiques a été catégoriquement rejetée par l’électorat, qui y voyait un affront aux idéaux laïques (relativement à ce qui appartient à la sphère privée par opposition à publique) et une menace à l’unité civile. Fait intéressant, malgré qu’un sondage d’opinion mené pour le compte de la chaîne de télévision CTV et du journal Globe and Mail eu révélé que 71 % de l’électorat s’opposait au financement public des écoles confessionnelles, des efforts subséquents d’élimination du financement public de ces écoles, déployés par une coalition formée entre autres de l’Association canadienne des libertés civiles et du Parti vert de l’Ontario (seul parmi les formations politiques), a obtenu peu d’appuis de la population et n’a pas porté ses fruits. Un autre sondage d’opinion publique publié le 10 septembre 2007 dans le journal The Gazette de Montréal durant la Commission Bouchard-Taylor de consultation sur les pratiques d’accommodement reliées aux différences culturelles a révélé que 59 % des répondants québécois ne s’opposaient pas à la présence de crucifix sur les murs d’écoles publiques, alors qu’une majorité d’entre eux désapprouvaient l’attribution aux juifs ou musulmans de congés de travail pour la prière (72 %), le port du niqab (couvrant tout le visage) par des femmes en public (67 %) ou celui du hijab dans les écoles (61 %). Seljak et coll. (2008) et Emon (2012) examinent comment cette même dynamique de deux poids deux mesures s’est manifestée en Ontario durant le débat de 2004-2005 sur l’introduction d’un système d’arbitrage fondé sur la charia (un système analogue était appliqué sans problème jusqu’à ce moment par les communautés juives canadiennes, avant d’être catégoriquement rejeté par la population quand les musulmans ont fait la demande d’un système semblable).

[142] Par exemple, Beaman (2006) soutient que les mesures de protection de la liberté de religion et de l’équité protègent uniquement une gamme étroite de ce que l’on juge, du point de vue autochtone, relever du sacré et de la spiritualité. Selon Beaman, cela est une des raisons pour lesquelles les mesures de protection constitutionnelle de la liberté de religion ont rarement été invoquées par les peuples autochtones, par opposition aux revendications territoriales et revendications de droits issus de traités qui, à la différence de la revendication de droits à la liberté de religion et à l’équité, n’exigent pas de dimension collective. De poursuivre l’auteure, cela a eu pour effet de minimaliser et de marginaliser la spiritualité autochtone et a entraîné la profanation des sites et terres autochtones. Elle attire aussi l’attention sur le manque général de connaissances et le mépris à l’égard des désavantages systémiques dont font l’objet les communautés autochtones en matière de pratique religieuse en raison du biais et du point mire spécifique sur le plan culturel (individualiste) des mesures canadiennes de protection juridique de la religion et de la croyance (ibidem). Beaman insiste sur la façon dont les catégories mêmes de « croyance » et de « religion », qui sont le fruit d’une expérience, d’un vocabulaire et d’une tradition historiquement chrétiens, hissent les conceptions occidentales européennes de la religion au rang de « normes en fonction de laquelle on évalue la spiritualité autochtone » ou « envisage son accommodement » (Beaman, 2006, p. 237;
voir aussi Beaman, 2012).

[143] Bannerjee et Coward (2005), tout comme Boisvert (2005) et King (2012), montrent comment les coutumes de fin de vie et rituels d’enterrement hindous et sikhs doivent être considérablement modifiés au Canada pour se conformer aux lois et règlements canadiens en matière de santé et de sécurité. Pour satisfaire aux normes et codes du bâtiment et, entre autres, obtenir le statut d’organisation sans but lucratif et sa reconnaissance, les hindous et bouddhistes doivent également modifier de façon considérable leur façon de concevoir et de construire leurs édifices confessionnels, et d’établir leurs structures de gouvernance religieuses traditionnelles (Bramadat et Seljak, 2005). Le fait d’articuler la semaine de travail canadienne autour du calendrier grégorien chrétien nuit à la capacité de ces communautés de pratiquer leur religion selon ses coutumes.

[144] Par exemple, le mémoire présenté par Matthew King (2012) dans le cadre du dialogue stratégique et intitulé Sur l’engagement des bouddhistes canadiens à l’égard du discours sur les droits de la personne et le droit met en relief comment la définition de la religion et de la croyance de la CODP, en raison de l’attention qu’elle porte aux « convictions », actes d’adoration discrets et pratiques rituelles prescrites, privilégie, à des fins de protection juridique, un bouddhisme « blanc, privilégié, de classe moyenne (une tradition individualisée, fondée sur la religion qui s’inspire fortement du protestantisme libéral) » (King, 2012, p. 70). Selon lui, cela masque considérablement et soustrait aux mesures de protection juridiques l’expérience plus sociale, extériorisée et communautaire de centaines de milliers de bouddhistes « ethniques » au Canada et ailleurs, « pour qui l’affiliation et l’identité relèvent peut-être moins de la croyance et de la pratique ainsi définies que de la création d’un milieu social familier au sein d’une société canadienne étrangère » (ibidem).

[145] La discussion de Lai et coll. (2005) sur l’incapacité du discours public, des pratiques institutionnelles et de la collecte de données officielles de recensement canadien de même reconnaître la « religion chinoise », dans ce qu’elle a de distinct du taoïsme, du confucianisme ou du bouddhisme, offre un exemple particulièrement émouvant de la « discrimination subtile » qui nie la « religion chinoise » et, par le fait même, « la base même de la culture et de l’auto-identité de ses adeptes » (Lai et coll., 2005, p. 104).

[146] Attirant l’attention sur les formes considérables d’exclusion que peut entraîner une interprétation monoculturelle de la religion dans le contexte du droit, des politiques et du discours populaire, Mahmood, (2005, p. 62) intervient en faveur d’un « dialogue sur la façon dont la variété de groupes confessionnels autodéfinis du Canada envisagent réellement le concept de la religion », en tant que point de départ essentiel des discussions futures sur l’avancement du multiculturalisme canadien (et, pourrions-nous ajouter, de façon plus générale sur les droits en matière de croyance protégés par le Code).

[147] Voir par exemple Huang v. 1233065 Ontario, supra, note 14, et l’Examen de la jurisprudence relative à la croyance de la CODP pour obtenir plus d’exemples. Dans Huang v. 1233065 Ontario, le Tribunal des droits de la personne de l’Ontario a rejeté l’argument selon lequel Falun Gong est assimilable à une « secte » et ne devrait pas être accepté comme une croyance parce qu’en tant que système de croyances, il n’est pas raisonnable, ne peut résister au moindre examen scientifique, ou épouse des valeurs qui sont incompatibles avec les valeurs de la Charte. La requérante assimilait Falun Gong à une « pratique » et non à une « religion ». Cependant, le TDPO a accepté la preuve d’experts indiquant que la notion de « religion » en Chine est bien différente de celle qui prévaut en Occident et qu’en termes occidentaux, Falun Gong serait considéré comme une croyance. Le TDPO a conclu que Falun Gong constituait un système de croyances, d’observances et de culte, et qu’il correspondait à la notion de « croyance » aux fins du Code.

[148] Seljak et coll. (2008).

[149] La section IV examine la définition même de la croyance de la CODP quant aux convictions morales et éthiques. McCabe et coll.(2012) ont donné davantage d’exemples de la discrimination dont font l’objet les humanistes laïques en raison des politiques actuelles et définitions juridiques des droits relatifs à la religion et à la croyance.

[150] Les sociologues du milieu des sciences des religions ont délaissé le terme « sectes », et ses connotations négatives, au profit du terme « nouveaux mouvements religieux » ou « religions émergentes ».

[151] Les données de recensement révèlent une croissance de « groupes paraconfessionnels » allant de la scientologie au nouvel âge, en passant par le paganisme, le satanisme, le théosophisme, le mouvement rastafari et la Wicca. Pour en connaître davantage sur ces tendances démographiques, consulter la section III 1.

[152] Le sondage de Síân Reid’s auprès des adeptes contemporains de la Wicca et d’autres formes de paganisme a révélé que bon nombre de répondants « croient que leur appartenance religieuse s’accompagne de stigmates [et] d’un potentiel de conséquences sociales indésirables allant du ridicule à la menace de violence physique, en passant par l’ostracisme, le mépris, la possibilité de perte d’emploi et de garde d’enfants, et le refus de logement (cité dans Seljak et coll., 2007, p. 28; voir aussi Reid, 2005; Beaman, 2006b). Les sociologues du milieu des sciences des religions ont démystifié bon nombre des mythes entourant de tels groupes paraconfessionnels, souvent qualifiés péjorativement de « sectes », comme ceux qui touchent leurs présumées méthodes de programmation coercitives, irrationalisme, usage de violence et « magie noire ». Selon Seljak et coll. (2007), la perception courante à l’endroit des adeptes de la Wicca et du paganisme, selon laquelle ces personnes pratiquent l’adoration du diable, la promiscuité sexuelle et d’autres formes de diabolisme des sens, est en partie alimentée par l’imagerie qui subsiste de l’ère de l’Inquisition du Moyen-Âge chrétien et des films d’horreur contemporains. 

[153] Plusieurs exemples des différentes formes de préjugés et de discrimination dont font l’objet de telles communautés de croyance minoritaires figurent dans la jurisprudence et, de façon plus générale, dans la documentation du domaine des droits de la personne, lesquelles repoussent les limites des croyances et personnes dignes de protection juridique relative aux droits de la personne (voir par exemple Gail McCabe et coll., 2012; David Sztybel, 2012; Camille Labchuck, 2012; et l’Examen de la jurisprudence relative à la croyance de la CODP). Le fait qu’en 2011, les requêtes déposées auprès de la TDPO par des athées, des agnostiques et des personnes ne s’identifiant à « aucune religion » surpassaient les requêtes déposées par des catholiques romains en est un indicateur.

[154] Voir Seljak et coll. (2008).

[155] L’une des principales recommandations de la Commission Bouchard-Taylor de consultation sur les pratiques d’accommodement reliées aux différences culturelles de 2008 traitait du besoin d’élaborer un livre blanc pour clarifier la nature et le sens des engagements du Canada envers la laïcité. De façon similaire, le philosophe des sciences politiques Rajeev Bhargava (2010) fait état de l’importance, dans les États libéraux occidentaux de façon générale de « mieux comprendre leurs propres pratiques laïques ». Voir Seljak (2012), Chiodo (2012a) et Benson (2004 et 2012) pour en connaître davantage sur les emplois anhistoriques « flous » du terme dans le discours public contemporain canadien.

[156] Selon le New Oxford Companion to Law (2008), le mot anglais « secular » vient du latin saecularis (signifiant « temporel » ou « générationnel », « appartenant à un âge ») employé dans le droit canon catholique pour décrire les membres du clergé qui vivaient au sein de la société médiévale plutôt que retirés du monde dans des monastères. Selon cet emploi datant du 14e siècle, le terme signifiait « ayant trait au monde » ou, comme le définit le Dr. Johnson’s Dictionary, « mondanité – attachement aux biens de la vie présente » (Benson, 2004). Les premiers emplois du terme ne renvoyaient pas nécessairement à l’areligiosité, comme le font certains des emplois et interprétations les plus pluralistes d’aujourd’hui (Berger, 2002), même si le terme a progressivement adopté la connotation négative d’« impiété » (New Oxford Companion to Law, 2008). Cette dernière connotation négative a été inversée par le mouvement positiviste du 19e siècle.

[157] On attribue en grande partie le mérite de l’érection de la laïcité en idéologie à George Holyoake et Charles Bradlaugh (Benson, 2004; New Oxford Companion to Law, 2008). La laïcité en tant qu’idéologie générale a pris une myriade de formes, allant « de la croyance en le fait que le matérialisme scientifique épuise l’explication de l’existence à la notion qu’aucun monde doté de sens transcendantal ou de temps éternel ne devrait orienter la conduite des gens dans le monde de tous les jours, en passant par l’opinion selon laquelle les valeurs sont inhérentes non pas au monde lui-même, mais aux orientations de l’homme par rapport au monde » (Calhoun, 2008, p. 7).

[158] Malgré les interprétations conventionnelles contemporaines (« de bons sens de tous les jours ») du mot « laïque », qui bornent le terme à la « simple absence de religion plutôt qu’à une façon particulière de se représenter le monde ou, en effet, à une idéologie », des dimensions de l’idéologie positiviste ont été « tacitement incorporées » aux théories politiques modernes et emplois de la laïcité (Calhoun, 2008, p. 8). Par exemple, le mouvement positiviste du 19e siècle a été le premier à recommander de confiner la religion à la sphère privée.

[159] Novak (2006, p. 107). Les emplois politiques modernes reflètent souvent cette interprétation plus minimale (laïque par opposition à laïciste) qui présuppose : une séparation entre la religion et les secteurs clés de l’État (les autorités religieuses ne gouvernent pas l’État et leurs règles et principes ne forment pas les assises du modèle de gouvernance de cet État); la neutralité de l’État en matière de religion (bien que généralement, malgré les interprétations variées de la notion, les représentants de l’État puissent avoir des convictions religieuses qui ne peuvent par contre avoir une influence sur les affaires de l’État); et, de façon concomitante, la concession d’aucun privilège à une religion donnée dans la vie publique. Cependant, les sens politiques modernes donnés au terme laïque maintiennent généralement cette dernière distinction entre les affaires publiques et privées, en dépendent même, reléguant plus ou moins la religion au côté privé de cette dichotomie fondamentale (Calhoun, 2008).

[160] Habituellement, un modèle de laïcité institutionnel et historique, la plupart du temps dans ses versions américaines ou françaises, est érigé en seul modèle ou sens possible du mot laïque tel qu’employé dans la sphère publique. D’affirmer Charles Taylor, « [c]e genre d’attitude équivaut à [...] fétichiser le modèle institutionnel privilégié quand, en réalité, on devrait partir des objectifs pour en dériver les modèles concrets à adopter » (Taylor, 2010, p. 28). Voir la discussion de Bhargava (2010) sur ce problème.

[161] Benson a fait référence à ce problème durant l’atelier juridique de mars 2012 sur les droits de la personne, la croyance et la liberté de religion de l’Université York en avançant la notion de « définition présuppositionnelle », c’est-à-dire l’attribution de présuppositions à une définition qui est loin d’être claire.

[162] Ces objectifs ont été établis dans un premier temps dans le rapport (2008) de la Commission Bouchard-Taylor (2008, p.135-1366; voir Woehrling, 2011, pour plus d’information sur cette question). Dans son article, Taylor (2010, p. 23) met de l’avant un troisième objectif fondamental de la laïcité, conforme aux visées originales de la Révolution française :

Fraternité – à savoir la quête (du moins d’un niveau minimal) de consensus, d’harmonie et de courtoisie entre les membres des différentes confessions, au moyen de l’inclusion des toutes les familles spirituelles (confessionnelles ou non) « dans le processus continu de détermination de la nature de la société (son identité politique) et de la façon d’atteindre ces objectifs (régime de droits et de privilèges exact) » (voir Bouchard-Taylor, 2008, pour en connaître plus sur cette distinction entre la fin et les moyens).

[163] Bhargava (2010). Dans ce même article, Bhargava discute de l’importance d’adopter une « laïcité contextuelle » et un « raisonnement moral contextuel » s’inspirant du modèle laïque autochtone instructif. Malheureusement, fait remarquer Taylor (2010, p. 29), il est courant en cas de conflits sur les « exigences de la laïcité » de conserver « l’illusion de l’existence d’un seul principe, disons la laïcité, et de son corollaire, la neutralité des institutions ou espaces publics » et de penser « qu’il n’est pas nécessaire, ni même souhaitable, de choisir ou de prendre en compte différentes visées », ce qui appauvrit le dialogue sur les choix qui s’offrent à nous.

Fait intéressant, beaucoup d’élaborateurs de politiques fédérales canadiennes interrogés dans le cadre de l’étude de Gaye et Kunz (2009) privilégiaient une approche au cas par cas contextuelle et fondée sur des principes plutôt que des « directives rigides et systématiques venues du haut » en raison de la constante évolution des réalités démographiques et sociales et des situations particulières, lesquelles nécessitent l’adoption de politiques souples. De telles constatations réaffirment l’importance d’examiner les valeurs et objectifs sous-jacents au moment de traiter des questions de religion et de croyance, et de leur accommodement dans l’espace public.

[164] L’absence de reconnaissance des différentes façons d’envisager et de réaliser les objectifs de la laïcité peut alimenter les discours de polarisation des personnes religieuses et non religieuses (en faveur ou non de la laïcité) qui caractérisent tout opposant soit d’extrémiste areligieux ou antireligieux ou de fanatique religieux sans engagement envers la laïcité (au lieu de reconnaître qu’il y a différentes façons de comprendre et d’atteindre les idéaux laïques).

[165] De nombreux penseurs et décisions juridiques canadiennes ont fait part de cette diversité sur le plan de l’interprétation et de l’institutionnalisation concrète de la laïcité, et de l’éventail des nuances entre ces deux pôles (Voir par exemple Adelman, 2011; Berger, 2002; Benson, 2004; Bhargava, 2010; Buckingham, 2012; Cladis, 2009; Seljak et coll., 2008; Woehrling, 2011). Dans Simoneau c. Tremblay, 2011 QCTDP 1 (CanLII), le Tribunal des droits de la personne du Québec a entendu des éléments de preuve d’experts ayant repéré quatre façons dont la laïcité interagit avec la vie de l’État :

  1. La laïcité intégrale qui se caractérise par une volonté de laïciser la sphère publique par un « militantisme antireligieux » et une vision d’un conflit insurmontable entre la modernité et la religion.
  2. La laïcité « neutre » qui reconnaît une laïcité ouverte aux droits individuels et conjugue la stricte neutralité de l'État. Ses adeptes sont opposés à des expressions religieuses dans la sphère du pouvoir, mais ils acceptent la conservation de certains symboles religieux et pratiques individuelles dans les institutions publiques.
  3. La laïcité ouverte est semblable à la laïcité « neutre », mais reconnaît tant les droits religieux individuels que collectifs. L'État peut s'accommoder de particularismes religieux et culturels, tout en s'assurant que l'exercice du pouvoir soit séparé des institutions religieuses.
  4. L'approche religieuse intégrale considère que la religion est nécessaire pour assurer un ordre social sain et réduit la prédominance de la laïcité (cité dans Chiodo, 2012a).

[166] Cela reprend la distinction établie entre la « laïcité ouverte » et la «  laïcité fermée » dans le Rapport de la Commission Bouchard-Taylor (2008). Ces modèles (moyennant quelques différences mineures) ont à d’autres moments été envisagés et mis en opposition à l’aide des termes « laïcité modérée » et « laïcité radicale » (Novak, 2010), « laïcité en tant que pluralisme » et « laïcité en tant qu’areligiosité » (Berger, 2002), et approches « accommodationistes » et « séparationistes » (Beaman, 2006).

[167] La Commission Bouchard-Taylor définit de la façon suivante la laïcité ouverte :

Une laïcité ouverte reconnaît la nécessité que l’État soit neutre – les lois et les institutions publiques ne doivent favoriser aucune religion ni conception séculière –, mais elle reconnaît aussi l’importance pour plusieurs de la dimension spirituelle de l’existence et, partant, de la protection de la liberté de conscience et de religion
(Bouchard-Taylor, 2008, p. 140).

Tout en notant de « profonds désaccords » par rapport à ces modèles de laïcité durant la consultation exhaustive de la Commission au Québec, le Rapport de la Commission Bouchard-Taylor indique « que ce modèle de laïcité est celui qui permet le mieux de respecter à la fois l’égalité des personnes et leur liberté de conscience et de religion, donc de réaliser les deux finalités premières de la laïcité » (Bouchard-Taylor, 2008, p. 141).

Le terme « laïcité ouverte » avait été utilisé dans un rapport antérieur intitulé Laïcité et religions perspective nouvelle pour l’école québécoise et publié en 1999 par un Groupe de travail sur la place de la religion à l’école. En vue d’orienter la laïcisation des écoles du Québec, le groupe de travail recommande l’instauration d’une « laïcité ouverte », « c’est-à-dire qui n’exclut pas la reconnaissance du fait religieux, à la fois dans le respect de la liberté de conscience et de religion de ceux et celles qui fréquentent l’école et dans l’enseignement » (cité dans Milot et Tremblay, 2009).

[168] Le terme laïcité est souvent utilisé au Canada pour parler du modèle républicain français de laïcité fermée, de la façon dont il a été adopté en France ou dont on y aspire dans le Québec de l’après-Révolution tranquille. Cependant, le terme laïcité, en soi, ne laisse pas nécessairement entendre un modèle de laïcité de type fermé, malgré qu’il soit utilisé de la sorte. Le Rapport de la Commission Bouchard-Taylor, qui recourt aux termes « laïcité ouverte » et « laïcité fermée » en
offre un bon exemple. Penseuse du milieu des sciences des religions, Lori Beaman (2008) attire aussi l’attention sur la complexité sémantique de la définition du terme « laïcité ». S’inspirant des travaux de Solange Lefebvre, Beaman soutient que le terme est souvent mal compris ou mal rendu en anglais par « secular » ou « secularization ». Lefebvre (2008) soutient que le terme ne peut être facilement traduit ou transposé dans d’autres cultures. C’est ce que tente de faire dans son article (2009) Laïcité et diversité religieuse, la conseillère à la ministre de l’Immigration et des Communautés culturelles, Sophie Therrien, en s’inspirant du travail de Micheline Milot (2002) pour établir une distinction entre « laïcisation », « laïcité » et « laïcisme » :

La laïcisation concerne les démarches faites et voulues par l’État pour maintenir des rapports neutres avec les religions et pour empêcher les interventions directes des religions dans la gestion de l’État. Ces éléments seront formulés soit par voie constitutionnelle, soit par voie juridique, soit à travers le droit coutumier (Common Law).

La laïcité décrit le résultat du processus de laïcisation. On peut la définir comme « un aménagement progressif des institutions sociales et politiques concernant la diversité des préférences morales, religieuses et philosophiques des citoyens. Par cet aménagement, la liberté de conscience et de religion se trouve garantie par un État neutre à l’égard des différentes conceptions de la vie bonne, et ce, sur la base de valeurs communes rendant possible la rencontre et le dialogue. » (Citant le Comité sur les affaires religieuses, 2003, p. 21.)

Selon Sophie Therrien, la laïcité « doit nécessairement s’appuyer sur les droits individuels » et « s’impose donc aux institutions, afin que les individus puissent jouir pleinement de leurs droits et de leurs libertés ». Soulignant l’engagement envers la liberté individuelle de conscience et de religion qui sous-tend la laïcité, elle affirme : « La laïcité ainsi définie se distingue du laïcisme, doctrine qui vise à expurger la religion, dans toutes ses manifestations, de l’ensemble de la sphère publique » (Therrien, 2009).

[169] À ce chapitre, la variante française du républicanisme moderne est exemplaire. Selon elle, l’identité civique de la personne, en tant que citoyen de la république, doit idéalement supplanter et remplacer les identités morale, culturelle et religieuse. Cette vision ne fait cependant pas consensus parmi toutes les philosophies politiques républicaines.

[170] Surtout chez les élites sociales et politiques du Canada, et certains décideurs gouvernementaux (voir Biles et Ibrahim, 2005; Bramadat, 2005; Gaye et Kunz, 2009), la croyance populaire veut que la Constitution canadienne contienne une clause de désinstitutionnalisation qui affirme l’engagement du Canada envers la laïcité et la séparation de l’Église et de l’État, comme dans le cas de la constitution américaine (1er amendement). Cela est tout simplement faux. Selon Seljak et coll. (2008), l’absence d’une clause constitutionnelle exigeant la séparation de l’Église/l’État ou la neutralité de l’État rend possible la contestation et la modification considérable, sur le plan politique et stratégique, des rapports entre l’Église et l’État au Canada (dans les limites du respect de la Charte canadienne des droits et libertés). De soutenir de nombreux auteurs, les rapports entre l’Église et l’État ont plutôt été marqués par la collaboration. Bien sûr, la jurisprudence en matière de liberté de conscience et de religion, prise en application du paragraphe 2(a) de la Charte, établit des limites à l’étendue des modifications pouvant être apportées à ces rapports. Bien que cela ne figure pas explicitement dans la Constitution, la Cour suprême a inféré, à plusieurs reprises, que l’État avait un devoir de neutralité découlant du paragraphe 2(a) et de l’article 15 de la Charte, qui protège la liberté de religion et l’égalité religieuse (voir par exemple S.L. c. Commission scolaire des Chênes, 2012 CSC 7).

[171] Elles incluent :

  1. la School Act de la Colombie-Britannique, R.S.B.C. 1996, chap. 412, qui fait cavalier seul en stipulant, au par. 76(1), que « [t]outes les écoles et toutes les écoles provinciales fonctionnent selon des principes strictement laïques et non confessionnels »
  2. l’article 1 de la Loi sur l’exportation et l’importation de biens culturels fédérale, L.R.C. 1985, chap. C-51, qui mentionne les monuments « religieux ou laïques » dans sa définition des « biens culturels »
  3. l’Annexe 1 de la Loi sur les accidents du travail et les maladies professionnelles du Québec, 2010, G.O. 2, 3190, which refers to “[...]the operation of lodging facilities for the members of religious communities or for secular priests” [at para61110] (vestige du droit canon catholique du Moyen-Âge)
  4. l’article 4 du règlement 298 des R.R.O. de 1990 pris en application de la Loi sur l’éducation de l’Ontario, qui indique que le rassemblement qui se tient au début ou à la fin du jour de classe dans les écoles élémentaires publiques et les écoles secondaires publiques peut inclure le chant du « God Save the Queen » [par. 4(2)] et la lecture de « textes religieux, y compris des prières » [al. 4(2)(1)] et de « textes profanes » [al. 4(2)(2)] qui véhiculent des valeurs sociales, morales ou spirituelles et qui représentent bien la société multiculturelle de l’Ontario.

[172] Novak, 2006, p. 114.

[173] ibidem

[174] La stratégie de gestion de la diversité culturelle du Canada sur le plan juridique, administratif et constitutionnel a été comparée davantage et à juste titre à un « bricolage » de mesures institutionnelles à modulation régionale établies au moyen d’une approche pragmatique (plutôt que programmative ou philosophique) (Seljak et coll., 2008). La Loi constitutionnelle (1982) du Canada reflète ce « bricolage » en affirmant, dans son Préambule, « que le Canada est fondé sur des principes qui reconnaissent la suprématie de Dieu et la primauté du droit ». En même temps, le paragraphe 2(a) de la Charte canadienne des droits et libertés garantie le « droit fondamental » que constitue « la liberté de conscience et de religion ». D’un point de vue mondial et historique, l’approche canadienne, qu’on ne peut assimiler complètement à une quelconque catégorie, s’apparente le plus au modèle de pluralisme non constitutionnel qui accorde (bien que non officiellement) le soutien et la reconnaissance de l’État à de multiples religions (Seljak et coll., 2008). Les mesures actuelles de protection des droits des écoles confessionnelles inscrites dans la Loi constitutionnelle (1867 et 1982) et le Code des droits de la personne de l’Ontario illustrent bien cet état de fait, tout comme les services multiconfessionnels d’aumônerie offerts par les institutions de l’État (voir la discussion précédente sur l’« establishment d’ombre » pluraliste, mais indépendant du Canada) (ibidem).

[175] Voir par exemple Beaman (2008); Benson (2012); Calhoun (2008); Novak (2006); Seljak (2012); Woehrling (2011).

[176] Calhoun, 2008, p. 8 affirme : « [f]aire de la religion une partie intégrante et pleinement légitime de la vie publique revient à adopter une version spécifique de la légitimité, voire de la nécessité, d’inclure les engagements envers la culture et la moralité profonde à l’ensemble du discours public, dont même ses éléments les plus rationnels et critiques ». Benson (2012b) soutient que le passage suivant de la décision de la Cour suprême du Canada R. c. Oakes, où le juge en chef Dickson discute de la « norme fondamentale » de l’article 1 de la Charte, affirme le lien qui existe entre la diversité religieuse, l’accommodement et l’inclusion, et de façon plus générale les engagements pris envers la diversité :

L’inclusion de ces mots [société libre et démocratique] à titre de norme finale de justification de la restriction des droits et libertés rappelle aux tribunaux l’objet même de l’enchâssement de la Charte dans la Constitution : la société canadienne doit être libre et démocratique. Les tribunaux doivent être guidés par des valeurs et des principes essentiels à une société libre et démocratique, lesquels comprennent, selon moi, le respect de la dignité inhérente de l’être humain, la promotion de la justice et de l’égalité sociales, l’acceptation d’une grande diversité de croyances, le respect de chaque culture et de chaque groupe et la foi dans les institutions sociales et politiques qui favorisent la participation des particuliers et des groupes dans la société. Les valeurs et les principes sous-jacents d’une société libre et démocratique sont à l’origine des droits et libertés garantis par la Charte et constituent la norme fondamentale en fonction de laquelle on doit établir qu’une restriction d’un droit ou d’une liberté constitue, malgré son effet, une limite raisonnable dont la justification peut se démontrer (R. c. Oakes (1986) 1 R.C.S. 103, selon le juge en chef Dickson).

La décision Université Trinity Western c. British Columbia College of Teachers de la Cour suprême du Canada établit un lien similaire entre l’inclusion de la religion et l’engagement du Canada envers la diversité. Le jugement indique ce qui suit, au nom de la majorité des huit juges : « La diversité de la société canadienne se reflète en partie dans les multiples organisations religieuses qui caractérisent le paysage social et il y a lieu de respecter cette diversité d’opinions » (Université Trinity Western c. British Columbia College of Teachers [2002] 1 RCS 772, au par. 812).

[177] Chamberlain c. Surrey School District No. 36, [2002] 4 R.C.S. 710.

[178] L’article 76 de la School Act de la Colombie-Britannique, R.S.B.C. 1996, chap. 412, fait cavalier seul au Canada en indiquant explicitement, au paragraphe (1) que : « Toutes les écoles provinciales ou autres doivent mener leurs activités selon des principes laïques stricts et non sectaires ». Avant l’arrêt Chamberlain (ibidem) de 2002, le tribunal n’avait pas défini l’emploi du terme « laïque » figurant à l’article 76. L’affaire Chamberlain portait sur une controverse découlant du refus d’un conseil scolaire d’approuver trois livres de contes mettant en scène des parents de même sexe (à titre de matériel éducatif) pour les classes de la maternelle et de la 1re année. Quand le conseil scolaire de Surrey a voté contre l’approbation des livres de peur qu’ils ne soulèvent des préoccupations chez certains parents, les deux enseignants ayant proposé les livres à l’origine (tous deux membres de l’association des éducateurs gais et lesbiennes de la C.-B.) ont demandé une révision judiciaire de la décision du conseil, plaidant entre autres que le conseil avait basé indûment sa décision sur des considérations religieuses.   L’affaire a été entendue par la Cour suprême de la Colombie-Britannique, puis portée en appel devant la Cour d’appel de la Colombie-Britannique, avant d’aboutir devant la Cour suprême du Canada (consulter l’analyse en profondeur des décisions de chaque tribunal menée par Buckingham, ainsi que Benson, 2004).

La Cour d’appel de la Colombie‑Britannique a annulé la décision de la juge Saunders de la Cour suprême de la Colombie-Britannique, qui indiquait, au par. 78 que « [d]ans le milieu de l’enseignement, le terme laïque exclut la religion ou la croyance religieuse ». Le juge Mackenzie, s’exprimant au nom d’une cour d'appel de la C.-B. unanime, a conclu que le fait d'« interpréter la laïcité comme étant l’imposition de la "non‑croyance établie" plutôt qu’une simple opposition à la "croyance établie" aurait pour effet d’interdire la religion dans le domaine public » (au par. 30). Il a ajouté : « Aucune société ne peut être dite vraiment libre si seules les personnes dont la moralité est influencée par la religion peuvent participer aux délibérations liées aux questions morales d’éducation dans les écoles publiques » (au par. 34). Bien que la Cour suprême ait renversé certains éléments
de cette décision, elle a confirmé l’interprétation inclusive de la notion de laïcité. Selon la Cour, le fait de fonctionner selon des principes strictement laïques signifiait que le conseil scolaire ne pouvait pas permettre aux préoccupations d’un groupe de parents d’empêcher la reconnaissance des modèles familiaux d’autres membres de la communauté scolaire.

[179] Dictionary of Canadian Law, 4e édition, à 1168.

[180] Words and Phrases, 2008, à 25036

[181] R. c. Big M Drug Mart Ltd, [1985] 1 RCS 295.

[182] Citant le juge en chef Dickson dans R. c. Big M Drug Mart Ltd au par. 94. Bien sûr, ce droit, comme tous les autres, est soumis aux limitations de l’article 1 et doit être considéré en fonction des droits d’autrui (p. ex. droit à la non-discrimination et à la non-contrainte).

[183] R. c. N.S. 2012 CSC 72.

[184] ibidem, par. 2.

[185] Supra, note 8.

[186] Les requérants, qui se qualifiaient d’athées, alléguaient que la politique originale et la politique modifiée du conseil scolaire du district du Niagara concernant la distribution de textes religieux étaient discriminatoires au motif de la croyance, en contravention du Code des droits de la personne de l’Ontario. La politique originale permettait uniquement aux Gédéons de distribuer des Bibles Gédéons aux élèves de la 5e année, avec le consentement des parents. La politique modifiée accordait un pouvoir discrétionnaire en matière d’approbation des autres « publications religieuses » pouvant être distribuées avec le consentement des parents. Dans la pratique cependant, seules des Bibles Gédéons avaient été distribuées. La Commission ontarienne des droits de la personne est intervenue dans l’affaire.

Dans sa décision, le TDPO a conclu que la protection contre la discrimination fondée sur la croyance s’étendait à l’athéisme et que l’exposition à la religion à l’école ne portait pas nécessairement atteinte aux droits protégés par le Code. Comme l’indiquait le président associé du tribunal, David Wright :

Selon moi, le Code permet les activités religieuses facultatives organisées avant ou après les heures d’instruction, pourvu qu’on accorde à toutes les croyances le même traitement, que les élèves ne soient pas subtilement ou ouvertement contraints à y participer et que l’école montre clairement qu’elle ne privilégie pas de religion particulière. La garantie du traitement équitable sans discrimination en raison de la croyance n’exige pas qu’on vide les écoles publiques de toute activité ayant trait à la croyance, à l’exception de l’éducation sur la variété de religions qui existent. Je suis d’accord avec les intimés que la distribution de matériel lié
à la religion et à la croyance à l’extérieur des heures d’instruction peut être permise avec le consentement des parents, mais ce, moyennant l’adoption d’une politique soigneusement élaborée garantissant l’égalité entre toutes les croyances.

Tout jugement interdisant la promotion d’idées ou de pratiques religieuses dans les écoles publiques à ceux qui veulent y participer aurait pour effet d’interdire des activités comme les clubs religieux facultatifs à l’école secondaire ou l’aménagement de salles de prières.  À mon sens, le Code assure l’égalité en matière de croyance, mais ne chasse pas la croyance de tous les lieux publics. En effet, une telle politique serait contraire aux valeurs de diversité et d’inclusion du Code. Les activités en lien avec la croyance menées à l’extérieur de la salle de classe ne doivent pas automatiquement être éliminées, tant que la participation à ces activités est facultative, que les élèves ne subissent pas de pression en vue d’y participer, et que l’école conserve sa neutralité, montre clairement qu’elle appuie ce genre d’activités pour toutes les croyances et qu’elle ne fait pas la promotion d’une croyance particulière (R.C. v. District School Board of Niagarasupra, note 8, au par. 59-60).

[187] Université Trinity Western c. British Columbia College of Teachers, [2001] 1 RCS 772.

[188] Berger (2002, p. 52) soutient que ces valeurs fondamentales (dignité humaine, autonomie et sécurité), bien « que non identifiées sur le plan institutionnel » existent dans le droit canadien et peuvent être « ressorties du tissu de la Charte canadienne des droits et libertés ». Pour décrire les normes civiles à l’origine des sociétés démocratiques libérales contemporaines, Taylor (2010) emploi en alternance les termes (1) droits de la personne, (2) égalité et non-discrimination, et (3) démocratie. Bhabha (2012) examine l’adoption davantage embarrassée, dans des arrêts récents comme S.L. (supra, note 170), de ce qu’il appelle la « diversité laïque » en tant que valeur canadienne ultime. Il ne s’agit pas ici de normes procédurales neutres, mais de valeurs libérales importantes qui forment en fait (même lorsqu’elles ne sont pas reconnues) la base d’une « croyance de combat » (Berger, 2002, p. 45, citant Taylor, 1995, p. 249). Bhabha (2012) soutient que ces valeurs civiques libérales fondamentales ne constituent pas simplement un ensemble de valeurs parmi d’autres, qui doivent être conciliées (p. ex. au moyen d’un critère de proportionnalité). Plutôt, ce sont les valeurs suprêmes qui fournissent le cadre normatif et les fondements de l’évaluation et de la conciliation des situations de droits et de prétentions morales contradictoires.

[189] Par exemple, Berger (2002, p. 62) soutient :

[L]orsque la conscience religieuse exige de poser des gestes qui ne cadrent pas avec le souci civique de respect des principes fondamentaux de notre société, plus particulièrement ceux de la dignité humaine, de l’autonomie et de la sécurité, ces gestes ne s’attirent pas la protection de la Charte.

Dans son examen des tendances observées dans la jurisprudence canadienne en matière de
liberté de religion, Bhabha (2012) fait référence à la tendance croissante qu’ont les juges de la Cour suprême, depuis Amselem (supra, note 137) à « mettre des bémols dès qu’ils en ont la possibilité » à la portée de la conception de la liberté de religion en articulant et en soulignant des valeurs canadiennes « non négociables ». Dans Bruker c. Markovitz, [2007] 3 R.C.S. 607, au par. 2, la juge Abella soutient ce qui suit : « Celles‑ci [les différences] ne sont pas toutes compatibles avec les valeurs canadiennes fondamentales et par conséquent, les obstacles à leur expression ne sont pas tous arbitraires » (cité dans Bhabha, 2012). La Politique sur les droits de la personne contradictoires (2012) de la CODP souligne de façon semblable l’important rôle de médiation que jouent les valeurs constitutionnelles et sociétales sous-jacentes dans la conciliation de droits contradictoires (voir la Politique sur les droits de la personne contradictoires, section 5.4.2).

[190] Stein (2009).

[192] Voir par exemple Benson (2012b). Andre Schutten (2012) et Iain Benson (2012b) contestent tous les deux la façon dont les tribunaux judiciaires et administratifs interprètent les limites des défenses légales en matière d’emploi particulier prévues au par. 24(1) du Code, dans le contexte des organisations religieuses. Selon eux, les interprétations dominantes de la limite imposée par le par. 24(1) au droit des organisations religieuses d’embaucher des personnes de même confession et de leur imposer au travail des conditions en lien avec la religion sont trop restrictives et ne protègent pas adéquatement les droits d’association positifs constituant l’un des fondements de cette disposition.

[193] Certaines personnes s’inspirent de la théorie politique libérale de John Rawls, qui plaide pour l’établissement d’une société libérale neutre sur le plan de ce qui constitue le mode de vie à suivre, qui s’articule uniquement autour d’un engagement procédural profond envers le traitement équitable de tous.

[194] Voir Chiodo (2012a) pour connaître ses arguments en faveur de ce point de vue (ce qu’elle appelle le libéralisme pluraliste ou modus vivendi en s’inspirant de la philosophie politique de John Gray). À ce chapitre, Chiodo puise également dans les travaux antérieurs d’Iain Benson (Chiodo, 2012a, p. 15).

[195] Les penseurs et praticiens du milieu juridique qui plaident en faveur de la restriction minimale de la pratique religieuse dans la vie publique soutiennent que les citoyens dotés de positions éthiques et morales fondées sur la religion ont tout aussi droit que les autres à interpréter ces valeurs canadiennes et à contribuer à leur établissement et transformation, selon une perspective clairement religieuse. De plus, le philosophe politique canadien Charles Taylor (2010) fait remarquer que les valeurs fondamentales comme la dignité, l’égalité, la liberté et la fraternité peuvent être non seulement interprétées de façons diverses, mais également emprunter de diverses sources, relativement à l’inspiration (religieuse ou non religieuse) à l’origine de leur adoption. Calhoun affirme que les notions de liberté, d’émancipation et de libération proviennent en grande partie des discours religieux de l’Europe (Calhoun, 2008; citant Habermas, 2006).

[196] Le Code rend obligatoire la non-discrimination et le traitement équitable, ce qui inclut l’obligation d’accommodement des convictions et pratiques dans cinq domaines sociaux : services et installations, emploi, logement, contrats et association professionnelle. Tous ces domaines sociaux chevauchent (et trouve leur expression dominante dans) l’espace public.

Dans la jurisprudence prise en application du Code et de la Charte, les tribunaux établissent une certaine distinction entre le droit d’épouser une croyance et le droit (plus restreint) d’agir sur la foi de la croyance relativement à l’espace privé et public. Cependant, cela se produit uniquement de façon secondaire et indirecte, dans la mesure où les droits des autres (et valeurs constitutionnelles plus vastes) entrent en jeu une fois que l’on se retrouve dans l’espace public.

[197] Voir la Politique sur les droits de la personne contradictoires de la CODP pour connaître l’approche de la CODP en matière de conciliation de droits contradictoires. Voir le document intitulé Politique et directives concernant le handicap et l'obligation d'accommodement de la CODP pour obtenir des renseignements supplémentaires sur le préjudice injustifié et les exigences de bonne foi. Bien que les valeurs constitutionnelles puissent éventuellement offrir une façon supplémentaire de délimiter les droits relatifs à la croyance en situation de droits contradictoires, comme en fait état la Politique sur les droits de la personne contradictoires de la CODP, ces valeurs constitutionnelles sont généralement reconnues conformes à l’objectif de promotion de la diversité et de l’inclusion du Code (conformément au modèle de laïcité ouverte).

[198] Voir Benson (2012b).

[199] Citant Chiodo (2012a, p. 10). Attirant l’attention sur certaines des façons dont les appels à la neutralité laïque peuvent exclure les croyants, Seljak et coll. (2008) font remarquer :

[L]es philosophes politiques ont commencé à soutenir que le fait d’interdire le discours religieux dans la sphère publique, à priori, contrevient aux droits des membres de communautés confessionnelles et est contraire à la philosophie démocratique libérale. Selon eux, l’obligation de traduire son discours religieux en idiome laïque afin de participer à une sphère publique présumée « libre de toute valeur » et fondée sur des règles rationnelles de soi-disant neutralité impose un fardeau excessif aux membres de communautés confessionnelles. Elle exige que certains membres de la population canadienne, et non d’autres, sacrifient des éléments importants de leur identité et solidarité de groupe (Seljak
et coll., 2008, p. 19.

[200] Benson (2013, p.15). Dans cet article, Benson fait également remarquer que George Jacob Holyoake, le champion du positivisme du 19e siècle à qui l’on attribue souvent le terme « laïcisme », reconnaît explicitement cette dimension de la foi ou de la conviction au sein des paradigmes non religieux et même scientifiques dans le sous-titre de son manifeste de 1896 intitulé English Secularism : A Confession of Belief (caractères gras ajoutés). Cependant, Christopher Hitchens et d’autres nouveaux athées contestent l’idée selon laquelle l’athéisme est une « conviction ». Tout en avançant, en tant que nouvel athée, que « [n]otre croyance n’est pas une croyance » et que « [n]os principes ne sont pas une religion », Hitchens admet que « [n]ous ne nous fions pas uniquement sur la science et la raison, car ceux-ci sont des facteurs nécessaires plutôt que suffisants [...] » (Hitchens, 2007, cité dans Benson, 2013, p. 14). Voir Benson, 2010; Benson, 2012a; Benson, 2012b; Chiodo 2012a).

Charles Taylor (2010) s’oppose à cette tendance à occulter les « engagements convictionnels », quel que soit le niveau de scientificité des convictions. Plutôt, il insiste sur l’importance pour chacun de reconnaître comment ses propres convictions (religieuses ou non) se font le reflet d’engagements évaluatifs profonds qui ne sont nullement neutres ou une simple expression de faits. À cet égard, le sociologue Craig Calhoun (2008, p. 8) observe que le laïcisme a souvent été interprété « comme s’il s’agissait uniquement de l’absence de religion plutôt que d’une façon particulière de voir le monde ou, en effet, d’une idéologie ». Il mentionne aussi que des aspects de l’idéologie positiviste ont été « tacitement incorporés » dans les théories politiques modernes et emplois du fait laïque, et ce, malgré les interprétations conventionnelles (pleines de bon sens, de tous les jours) donnant à la laïcité le sens de « simple absence de religion ».

[201]  Benson (2012a), reprenant les propos de son mémoire intitulé Religious inclusion and the construction of the “public”, présenté et soumis lors de l’atelier juridique sur les droits de la personne, la croyance et la liberté de religion qui a été organisé conjointement par la CODP et l’Université York les 29-30 mars 2012.

[202] Supra, note 177.

[203] Supra, note 177, au par. 137.

[204] Bhabha (2012). Insistant sur l’impossibilité d’atteindre la neutralité absolue et l’enracinement de tous les points de vue et actions dans la « croyance », Benson (2010, p. 23) offre l’exemple de la personne qui choisit de ne pas porter ou exhiber de marques ou de symboles religieux en public. « Le fait de ne pas porter de symbole religieux », soutient-il, « n’est qu’une manière relativement plus vague de montrer en quoi l’on croit et ne croit pas ».

[205] Voir Woehrling (2011) pour en savoir davantage.

[206] Voir Whoerling (2011). L’opinion dissidente du juge LeBel dans Congrégation des témoins de Jéhovah de St-Jérôme-Lafontaine c. Lafontaine (Village), [2004] 2 RCS 650 exprime de façon explicite la relativité du devoir de neutralité de l’État dans le contexte juridique canadien. D’affirmer le juge (au par. 76) : « l’application sans nuance, sans souci du contexte, du principe de neutralité pourrait s’avérer incompatible avec le droit au libre exercice de la religion » (cité dans Chiodo, 2012a, p. 13).

[207] Anticipant la réaction du tribunal dans S.L. c. Commission scolaire des Chênes (supra, note 170), Charles Taylor (2010) soutient que « la raison d’être de la neutralité de l’État est précisément d’éviter de privilégier ou de défavoriser non seulement les positions à caractère religieux, mais toute position de base, qu’elle ait ou non un caractère religieux » (Talyor, 2010, p. 25). Taylor nous rappelle que les engagements envers les valeurs plus profondes qui sous-tendent les modèles démocratiques laïques canadiens consistent, après tout, « à protéger le droit des personnes d’épouser et de mettre en pratique quelque perspective qu’elles aient choisi d’adopter; à traiter les gens de façon équitable, quelles que soient leurs opinions, et à leur donner la chance de s’exprimer » (2010). Selon lui, le fait de manquer à ces engagements au nom de la laïcité, de la « religion civile » ou de « l’antireligion » revient à trahir ces principes démocratiques de la laïcité (ibidem).

[208] Supra, note 170.

[209] La juge Deschamps, s’exprimant pour la majorité de la Cour dans S.L. supra, note 170, au par. 31.

[210] La juge Deschamps, s’exprimant pour la majorité de la Cour dans S.L. supra, note 170, au par. 30.

[211] Moon (2008, p. 231). Citée par la juge Deschamps au par. 30, s’exprimant pour la majorité (juge en chef McLachlin et les juges Binnie, Deschamps, Abella, Charron, Rothstein et Cromwell) dans la décision de la Cour suprême S.L. (supra, note 170).

[212] Cité dans Chiodo (2012a). À cet égard, Bhabha (2012) applaudit la décision S.L. (supra, note 170) pour avoir épousé la valeur qu’il qualifie de « pluralisme laïque »  (respect des différences non seulement religieuses, mais également culturelles variées de la société canadienne) et pour n’avoir pas craint ni caché les inévitables évaluations normatives (par opposition à faussement « neutres ») des limites des droits et libertés individuelles, ainsi que les normes fondamentales à l’origine même de ces droits et libertés. Dans ce contexte, affirme-t-il, « le tribunal se dirige peut-être, lentement mais sûrement, vers une théorie de la liberté religieuse définie et alimentée par la priorité normative que constitue le respect des différences au sein d’une société multiculturelle » (p. 14). Il voit en la situation un départ par rapport à la norme juridique historique de protection de la diversité religieuse au Canada, non pas pour des raisons de diversité multiculturelle, mais dans l’optique d’assurer l’égalité entre les religions. 

[213] Voir par exemple les analyses de décisions judiciaires fondées sur cette interprétation moins inclusive de la laïcité menées par Chiodo (2012a) et Buckingham (2012).

[214] Le fait que la culture publique canadienne s’articule encore, de façon latente, autour de normes libérales protestantes n’est ni exceptionnel (d’un point de vue historique mondial) (voir Beyer, 2008) ou nécessairement troublant, en tant que fait historique, compte tenu de l’évolution historique et de la composition religieuse du Canada. Plus problématique cependant est la non-reconnaissance de ce fait fondée sur l’idée largement répandue au sein de la population canadienne selon laquelle la laïcité et ses séparation croissante de l’Église et de l’État et privatisation de la religion ont résolu le problème de l’intolérance et de la discrimination à caractère religieux. De soutenir Seljak et coll. (2008, p. 14), la stricte adhésion idéologique à la laïcité (perçue comme étant neutre) pourrait, plutôt que d’ériger un rempart contre la discrimination, produire et promouvoir davantage d’intolérance et de discrimination compte tenu du fait que « [l]es communautés minoritaires voient leurs besoins non satisfaits tandis que ceux de la majorité chrétienne le sont déjà, en grande partie du moins, par la culture et les structures de nos institutions publiques ». 

[215] Pour en savoir davantage sur les concepts de discrimination structurelle et de désavantage lié à la foi en tant que conséquences du privilège résiduel chrétien dans les institutions et structures canadiennes laïques contemporaines, consulter Seljak et coll. (2008); Beaman (2008); et Beyer (2008). À la non-reconnaissance des adaptations et privilèges structurels s’offrant par défaut au groupe majoritaire s’ajoute souvent l’image de soi canadienne dominante d’un pays tolérant, égalitaire, ouvert et multiculturel.

[216] De sa perspective sociologique mondiale qui pourrait tout aussi bien s’appliquer au Canada, Craig Calhoun (2008) observe que le fait d’exclure la religion de la sphère publique « avantage sans doute une classe moyenne laïque dans de nombreux pays, une majorité "indigène" laïque en Europe et une élite blanche relativement laïque aux États-Unis, par  rapport aux communautés noires, latino-américaines et immigrantes davantage religieuses » (Calhoun, 2008, p. 13). À propos de l’avenir du Canada, Seljak et coll. (2007) prédisent de façon similaire :

[L]anti-immigration, et pire encore le discours anti-immigrant, s’articulera de plus en plus autour du besoin d’ériger une société présumée éclairée, égalitaire, démocratique et laïque devant se prémunir contre les communautés confessionnelles associées aux populations immigrantes et considérées comme régressives, antidémocratiques autoritaires et irrationnelles.

[217] Selon eux, le fait de ne pas reconnaître ou inclure les communautés confessionnelles minoritaires peut et a fait en sorte qu’un segment de la population adopte une « mentalité de forteresse » et se mette à considérer la société dominante et le gouvernement comme « un "autre" hostile et dangereux qu’il faut craindre et éviter, et à qui il faut résister » (Seljak et coll., 2007, p. 18). Dans le cadre de leur étude sur la radicalisation des jeunes des communautés juives, chrétiennes, musulmanes hindoues et sikhes, Paul Bramadat et Scott Wortley (2008) qualifient l’inégalité, la discrimination et la marginalisation de facteurs clés de radicalisation religieuse des jeunes. Ils mettent en opposition
le modèle d’importation, qui part du principe qu’on importe l’extrémisme religieux dans les pays occidentaux, et le modèle de souche, qui met en lumière les conditions auxquelles se heurtent les immigrants et minorités dans les sociétés d’accueil.  Bien que les deux facteurs puissent jouer un rôle, leur étude laisse entendre que les « perceptions d’injustice sociale, ainsi que les sentiments connexes de colère, de désespoir et d’aliénation peuvent donner aux jeunes les motivations et les justifications dont ils ont besoin pour participer à l’extrémisme criminel et religieux ».

[218] Selon Seljak et coll. (2008), les risques que posent la laïcité militante et la non-reconnaissance des effets néfastes de l’articulation de normes et de mesures institutionnelles contemporaines laïques autour d’un modèle chrétien résiduel qui, dans certains cas, est de plus en plus fermé et antireligieux incluent :

  • le fait d’aliéner les communautés minoritaires ethnoreligieuses et de prévenir leur intégration en « refusant de reconnaître ou de respecter les éléments publics de leurs traditions religieuses » (Seljak et coll., 2008, p. 6), et de communiquer à ses communautés que leurs pratiques et identités religieuses ne sont pas compatibles avec l’identité et la citoyenneté canadienne, et – par conséquent 
  • le fait d’« encourager la création de "ghettos" religieux », c’est-à-dire des communautés ethnoreligieuses fermées qui ont relativement peu de lien avec le reste de la société canadienne, et, éventuellement, la radicalisation religieuse et le désengagement de la vie publique canadienne (Seljak et coll., 2008, p. 19).

[219] Saul (2008).